Deux semaines pour changer en profondeur l’urbanisme, un projet insensé ? Pas pour les startups du programme DataCity, rencontrées entre deux brainstormings dans les grands espaces de Numa.

Mercredi 23 mars, 10 heures sonnent et Numa est étonnamment calme. Le bâtiment au beau milieu de la rue du Caire, devenu rapidement synonyme d’innovation technologique et de développement du savoir-faire des startups françaises n’est pas toujours la fourmilière grouillante de talents qu’on connaît. Et c’est tant mieux : pour les startups sélectionnées pour le programme Data City, l’heure est à la concentration. Ce projet initié par Numa en partenariat avec VINCI Energies, Setec, SUEZ Consulting, Nexity, Cisco et la mairie de Paris est un sprint pour les cinq startups lancées dans la course. Elles n’ont que deux semaines pour parvenir à concrétiser une idée brillante, capable d’être expérimentée sur le terrain.

L’expérimentation est le maître mot de ce challenge. Data City est un moyen pour ces jeunes entreprises d’expérimenter des concepts sur lesquels elles travaillent déjà à une autre échelle, grâce aux données fournies par les partenaires de l’événement. Car c’est une chose de pouvoir prototyper une proof of concept convaincante pour que des actionnaires mettent la main au porte-monnaie ; c’en est une autre de définir un champ d’application concret très précis pour ce concept et le confronter à des jeux de données brutes qui ne sont normalement pas accessibles financièrement à la première startup venue.

Aujourd’hui, une ville comme Paris souffre d’un décalage entre ses infrastructures et les nouveaux usages et problèmes de ses habitants

Nous grimpons au deuxième étage du bâtiment et dans le grand open space, les cerveaux sont en ébullition. Personne ne fait de pause ici : il faut produire, dessiner, conceptualiser, programmer, se former, pitcher, rencontrer des représentants des différentes entreprises… bref, progresser. Car l’enjeu de toute cette animation est loin d’être artificiel : il s’agit avant tout de repenser la ville au prisme des problématiques modernes que sont la gestion des flux, l’économie d’énergie ou encore du confort des urbains. Aujourd’hui, une ville comme Paris souffre d’un décalage entre ses infrastructures et son organisation et les nouveaux usages et problèmes de ses habitants.

Au lieu de faire des essais pratiques et attendre encore des années pour voir si les choses mises en place fonctionnent, DataCity veut tenter de rationaliser les problèmes grâce aux données brutes recueillies par différents capteurs (déplacement, bruit, pollution, énergie…). En exploitant ces données que les entreprises récupèrent à longueur de temps dans des programmes innovants, les startups de DataCity espèrent apporter des solutions concrètes, testées et possibles à mettre en place. Business oblige, ces projets doivent mêler intelligemment efficacité, innovation et rentabilité.

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Gamification

C’est sur Jérémie Jean que nous tombons en premier, sortant tout juste d’une réunion matinale avec ses collègues. Ce jeune entrepreneur a fondé la startup eGreen il y a moins de quatre ans. L’entretien sera rapide : il doit courir à l’autre bout de la ville pour rencontrer un partenaire. Aucun problème pour Jérémy qui, rodé à l’exercice du pitch, est capable de nous résumer son concept en quelques secondes : « Il s’agit d’une solution d’économie d’énergie pour les bâtiments, tertiaires et résidentiels sur la base du suivi de consommation et du changement de comportement des occupants. Concrètement, on va mettre des capteurs dans les bâtiments qui, grâce à une plateforme web, vont nous permettre d’analyser l’ensemble des consommations ». Une sorte de compteur Linky global… et beaucoup plus fun.

Car l’idée d’eGreen repose sur un concept à la mode : la gamification, ou ludification dans la langue de Jacques Brel, c’est-à-dire la capacité à rendre ludique quelque chose d’habituellement parfaitement ennuyeux. Et comme les comportements écologiques sont souvent des contraintes en plus, les rendre amusants peut être une solution pour faire évoluer l’humanité paresseuse vers un mieux. eGreen agrège donc des données comme la consommation d’électricité, d’eau, de gaz ou de fioul mais aussi des données environnementales comme la luminosité.

Comme beaucoup d’entrepreneurs, Jérémy a connu une phase de détresse après avoir lancé son premier produit

La startup les rend ensuite intelligibles pour ses clients et lance des challenges, aux particuliers comme aux entreprises : « On va instaurer des challenges d’économie d’énergie. Par exemple, dans une entreprise, les différents étages vont se challenger pendant un mois. Ça va permettre aux individus de sortir de leur confort et de leurs habitudes mais aussi de mettre en pratique des actions d’économie d’énergie concrètes. » Avec DataCity, ce projet va prendre son envol : les capteurs seront installés au siège de Suez Consulting et les données de consommation énergétiques du siège de Nexity seront collectées, les deux entreprises vont se prêter au jeu de la concurrence entre leurs différents services.

Comme beaucoup d’entrepreneurs, Jérémie a connu une phase de détresse après avoir lancé son premier produit : « Il y a eu une phase hyper difficile, celle ou on sait que le concept est bien et que tout le monde pense que c’est une super idée et qu’il s’agit ensuite de le vendre. Cependant quand t’es pas un vendeur ni un commercial, c’est difficile et plus compliqué que prévu », nous confie-t-il. Une histoire que nous entendrons dans tous nos échanges et qui légitime un programme comme celui auquel ces startups participent : DataCity leur donne une exposition et leur permet de démontrer leurs idées à des entreprises qui seront peut-être leurs futurs clients.

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Transports en commun

Jérémy s’enfuit et nous attrapons Ziad Khoury, polytechnicien, pour le soumettre à l’exercice de l’interview éclair. Lui aussi est bien occupé et pour cause, Padam, sa startup, ambitionne de révolutionner les transports en commun par le numérique en mettant en place un service de bus qui s’adapte à la demande, tout aussi bien en temps réel qu’en programmant des passages. En d’autres termes, Padam veut que nous vivions dans un monde où il n’existe plus trois fois le même bus qui se suivent et quarante minutes plus tard, un bus bondé. Aujourd’hui, la gestion intelligente du trafic existe — et c’est en partie pour cela que vous validez vos cartes illimitées –, mais Padam veut aller plus loin : « le problème auquel on s’attaque, c’est le problème des transports en commun de masse qui n’est pas toujours pertinent dans les régions un peu moins dense qu’à Paris, dans les villes moyennes ou péri-urbaines ».

Depuis que les transports en commun existent, ils reposent sur le principe de la ligne fixe sur laquelle les utilisateurs viennent se greffer en se déplaçant à un arrêt. Avec suffisamment de données et une capacité à prédire l’affluence, Ziad estime qu’il est possible que ce soit au bus de s’adapter à l’usager. La solution, d’après lui, serait de créer un système beaucoup plus intelligent grâce auquel la société va réussir à récupérer plus de monde en remettant l’utilisateur au centre des préoccupations. Concrètement, il s’agit de faire un mix entre le transport de type taxi et le bus classique en ajoutant une grosse dose de prédiction de trajet pour ne pas balader les utilisateurs déjà dans le transport pendant des heures.

Depuis que les transports en commun existent, ils reposent sur le principe de la ligne fixe

Après une expérience de courte durée sur le transport de nuit qui a permis de tester le concept sans vraiment décoller, Padam s’est concentré sur le transport quotidien maison-boulot. En avril prochain, la startup souhaite lancer un programme nommé Padam Daily qui sera une sorte de navettes à la demande dont les trajets seront optimisés en fonction des clients et qui vont emmener les travailleurs sur leur lieu de travail tous les matins, dans des minibus confortables, équipés en Wi-Fi, pour pouvoir travailler ou lire.

Dans le cadre de DataCity, Padam a un objectif bien plus restreint : appliquer leur algorithme d’analyse des trajets et des remplissages des véhicules sur l’artère principale du nord de Paris. Vinci Energies et ses bus électriques sont particulièrement intéressés par cette idée qui pourrait leur faire faire de belles économies.

Économies d’énergie

Et si les économies financières sont bien réelles, ce sont souvent les économies d’énergie que ces entrepreneurs évoquent, signe que l’écologie entre de plus en plus en compte dans l’innovation. L’optimisation, Riad Ziour connaît : c’est lui qui se retrouve en face de nous pour nous parler de sa startup, Openergy. Quand il la présente comme une société de conseil énergétique, notre bullshitomètre manque de s’affoler avant de retomber à pic : Riad ne fait pas dans l’évaluation au doigt mouillé. La précision, c’est même le cœur de son métier car Openergy propose de mesurer les écarts entre la consommation énergétique réelle des bâtiments et la consommation promise ou attendue. En d’autres termes, si un entrepreneur vous a promis un bâtiment éco-friendly, qu’il a fait n’importe quoi avec les matériaux et que vous vous retrouvez avec une passoire à air, Openergy va le détecter et vous apporter des données qui vous permettront de prouver vos allégations.

« On a décidé de créer Openergy parce qu’on se disait qu’il y avait de plus en plus de données énergétiques qui commençaient à émerger et que les personnes travaillant dans le domaine de l’énergie ne savaient pas trop les analyser, lance Riad qui travaillait avant sur des solutions photovoltaïques pour Engie, avant de poursuivre : On a une offre qui consiste à valider les performances du bâtiment. Si on arrive sur un bâtiment neuf, on va le tester pour voir s’il est conforme à ce que vous avez acheté ».

Peut-on mutualiser l’énergie à l’échelle d’un quartier ?

Pour nous faire comprendre l’importance de la solution qu’il propose, l’entrepreneur rappelle le scandale Volkswagen qui a éclaté à la fin de l’année dernière : on s’est rendu compte qu’il y avait des tests réalisés en laboratoire pour vérifier que les voitures ne polluent pas trop alors qu’en pratique, les voitures qui ont passé les tests polluent beaucoup plus. « Ces tests n’étaient pas réalistes. », dit-il et dans le bâtiment c’est la même chose, il y a une sorte d’étude théorique qui n’a rien à voir avec les performances réelles. Toutes les sources comptent pour Openergy, de la cuisine qu’une entreprise va utiliser à midi et qui va chauffer tout l’étage à l’ordinateur allumé toute la journée sur le bureau d’un employé. Avec toutes ces données, la startup peut rendre son verdict.

Mais avec DataCity, Openergy voit beaucoup plus loin et a l’opportunité d’appliquer cette solution qui était jusqu’alors réservée à un bâtiment à une échelle plus grande : celle d’un quartier. Parce que oui, c’est un fait, vous pouvez chauffer votre coin cuisine en préparant un couscous végétarien sans avoir à allumer un quelconque chauffage. Mais imaginez le potentiel de plusieurs bâtiments qui pourraient partager leurs informations énergétiques… et leur énergie. Par exemple, il serait possible d’avoir une seule chaudière dans un immeuble résidentiel qui serait voisin d’un immeuble rempli de bureaux : elle chaufferait le premier le soir et le second la journée.

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L’idée n’est pas si éloignée de ce projet de piscine parisienne chauffée grâce à la chaleur émise par le système de refroidissement d’un datacenter. La mutualisation des ressources énergétiques permet des synergies qui auraient été inimaginables il y a encore quelques années, quand nous ne pouvions pas faire de mesures suffisamment précises sur le rendement énergétique des bâtiments. Le challenge d’Openergie sur Data City restera purement numérique. Grâce à des données de plusieurs bâtiments fournies par Nexity et celles d’une crèche fournies par la Mairie de Paris, la startup va constituer un îlot virtuel qui va regrouper dans une simulation ces différents immeubles. Et espère ainsi convaincre ceux qui ont le pouvoir de décider de l’aménagement du territoire que la mutualisation de l’énergie est essentielle.

Fivos Maniatakos, fondateur de Sensewaves, a un discours qui se rapproche de celui d’Openergy, à cela près qu’il se concentre sur la prévision de la défaillance. Avec sa startup, il souhaite pouvoir donner des outils au responsable technique d’un bâtiment qui vont lui permettre de surveiller en temps réel les problèmes qui ont lieu sur son lieu de travail. Sensewaves utilise différents capteurs pour analyser des différences infimes entre la consommation d’énergie normale d’un bâtiment et sa consommation réelle pour détecter les failles. Mettons qu’un tuyau soit en train de fuir de manière trop légère pour faire une flaque visible mais suffisamment pour augmenter la facture d’eau annuelle de l’entreprise, Sensewaves veut le détecter. Et plus encore, le prévoir.

Car la société ne fonde pas uniquement sa solution sur de l’analyse : il s’agit également d’aller au devant des problèmes pour les éviter. Une sorte de Minority Report de l’accident immobilier. Une anomalie infime, quand elle est détectée, pourra être interprétée par les logiciels de Sensewaves qui peuvent envisager différents scénarios et proposer des solutions. Si elle ne parle pas beaucoup au grand public, une solution de ce genre ne manquera pas de convaincre les professionnels pour qui une panne correspond à des heures de travail perdues et de l’argent dépensé pour rien. Mieux vaut prévenir que guérir, comme on dit.

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Science-fiction

Nous avons terminé ce tour d’open space avec QuCit qui est de loin la startup au projet le plus étonnant du programme. Et la raison est simple : elle s’est donné pour tâche de quantifier l’inquantifiable en déterminant le confort des citadins place de la Nation à Paris et en prévoyant des aménagements qui pourraient l’influencer. Positivement, bien entendu. Pour cela, QuCit ne part pas de rien. La startup de Raphaël Cherrier, fondée en 2014 à Bègles, près de Bordeaux, en connaît un rayon sur la prédiction des comportements, mais elle a toujours fait reposer ses concepts sur des données mesurables.

Avec ses collègues, ce docteur en physique a eu pour idée de créer des algorithmes qui, avec les bonnes informations, sont capables de prédire des événements plus ou moins simples. Par exemple, connectés à l’application BikePredict, leur algorithme peut savoir en temps réel si des vélos publics seront disponibles à telle ou telle station ou s’il restera une place. CityPark va encore plus loin en tentant de prévoir, sur Bordeaux uniquement pour l’instant, le temps que vous allez mettre pour trouver une place de stationnement. En analysant les comportements des utilisateurs et en les croisant avec les données dont ils disposent, les algorithmes de CityPark vont vous dire combien de temps vous aller tourner en rond à la recherche d’une place de libre. Leur solution s’est avérée fiable à plus de 90 %.

Mais comment appliquer un algorithme à une donnée aussi subjective que le confort ?

Mais comment appliquer tout cela à une donnée aussi subjective que le confort ? Ce sera par une combinaison de mesures et de sondages. « On va vraiment traiter toutes les données, nous dit Raphaël, on va prendre chaque arbre avec sa circonférence et sa hauteur, chaque éclairage avec sa puissance, chaque rue avec sa taille et le nombre de voitures qui y circulent etc. Nos modèles sont capables de traiter tout ça, c’est leur grande force. » Ces données fournies par des études de terrain et les partenaires de DataCity seront complétées par des sondages effectuées par les élèves de l’École des Ingénieurs de la Ville de Paris : 7 étudiants seront envoyés sur le terrain pendant 8 heures par jour et vont sonder les passants dans différents endroits de la place de la Nation et ainsi voir en quoi le contexte urbain influe sur le confort.

En enrichissant l’algorithme, QuCit estime qu’il sera capable petit à petit de prédire les réponses qui auront été recueillies dans les différents questionnaires. Le produit final envisagé s’approche de la science-fiction : il s’agit d’un outil mis entre les mains des urbanistes qui va déterminer avec précision si tel ou tel aménagement participe au confort des citadins. Ce n’est peut-être pas un arbre qui rend un trajet plus confortable d’un point A à un point B, mais peut-être la combinaison d’un arbre, d’un banc, d’un trottoir d’une dimension bien définie et d’un niveau de bruit qui ne dépasse pas telle ou telle limite. L’outil doit permettre de simuler la réalité à venir pour la prévoir et l’infléchir pour minimiser au plus l’aléatoire de la planification urbaine.

Difficile de ne pas être impatient de voir comment tous ces projets vont passer de l’idée à la vie.
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Reportage additionnel : Adèle Pillon

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