Les attaques contre les abus de propriété intellectuelle se multiplient ces dernières années sous l’influence des lobbys du logiciel libre, des groupes de défense des intérêts publics, des internautes qui réclament la possibilité de partager librement les œuvres, des organisations qui militent contre la brevetabilité du vivant ou en faveur d’un assouplissement des règles de protection des molécules des médicaments à destination des pays les plus défavorisés. Après plus d’un siècle de laisser-faire où la propriété intellectuelle s’est toujours renforcée à coups d’accords internationaux (ce qu’ils essayent encore de faire), le balancier ne demande qu’à partir dans l’autre sens.
En plus du développement d’Internet qui favorise le développement de mouvements alternatifs comme ceux des Creative Commons ou du GNU qui portent une autre vision de la protection des droits intellectuels, le climat géopolitique participe aussi à faire reculer le poids des lobbys industriels qui réclament toujours plus de protection. L’émergence de nouvelles puissances sans tradition de protection forte des droits de la propriété intellectuelle comme la Chine ou l’Inde, ou la « socialisation » de l’Amérique latine, participent à l’affaiblissement d’un système qui a régi l’économie de la création dans les pays du nord.
Et lorsque le système se grippe de l’intérieur, que le vers est déjà dans la pomme, on peut se dire que les choses sont véritablement en train de tourner. Vendredi dernier, des examinateurs de brevets et d’autres employés de l’Office Européen des Brevets (OEB) ont ainsi manifesté dans les rues de Bruxelles devant la Commission Européenne, non pas pour demander une réévaluation de leur statut ou de leur salaire… mais simplement pour demander une réforme du système des brevets qui arrêterait enfin de freiner l’innovation au lieu de l’encourager.
Les grévistes – qui sont pour la plupart des scientifiques – reprochent en effet au système actuel de favoriser l’octroi de titres de brevets pour tout et n’importe quoi, en accordant des brevets avec une formidable largesse à n’importe qui en fait la demande. Ainsi malgré le fait que les brevets sur les logiciels soient interdits en Europe, l’Office en avait déjà délivré 30.000 en 2005 en prévision d’une réforme qui a finalement été rejetée.
Le nombre de demandes de brevets augmente chaque année. Alors qu’il était de 60.000 demandes en 1990, 209.000 brevets ont été déposées en 2006. Or plus le nombre de brevets augmente, plus le risque juridique des entreprises qui innovent grossit. Statistiquement, les chances de violer un brevet sont multipliées par le nombre de titres octroyés en circulation. Par crainte de représailles, et par manque de solidité financière pour acquérir les licences, les petites et moyennes entreprises gèlent leurs travaux de recherche et développement lorsqu’elles s’aperçoivent qu’elles exploitent de près ou de loin un procédé breveté, ou qu’elles le craignent. Quand bien même la validité du brevet serait à coup sûr annulée en justice en cas de procès, les entreprises préfèrent abandonner leurs recherches que de risquer une procédure judiciaire très longue, très coûteuse, qui les mènerait à la faillite avant son terme.
Une course aux brevets néfaste aux PME-PMI
Les raisons de cet effroyable laxisme sont multiples. Tout d’abord, dans le système actuel, les examinateurs ne prennent aucun risque à valider un brevet, alors qu’ils peuvent être sanctionnés s’ils rejettent une demande qui sera finalement acceptée en appel. Ensuite, l’Europe et ses états membres ont un intérêt direct à multiplier le nombre de brevets déposés. Car pour maintenir la validité d’un titre, l’inventeur doit verser chaque année des milliers d’euros d’annuités. Plus on multiplie le nombre de brevets accordés, plus on multiplie les redevances perçues. En 2007, les bureaux des brevets à travers l’Europe ont ainsi collecté 300 millions d’euros d’annuités, et ils ont déjà tablé sur des recettes de plus de 4 milliards d’euros sur les prochaines années grâce aux redevances sur les brevets actuellement en vigueur.
Politiquement, le nombre de brevets déposés est aussi faussement utilisé comme un indicateur de bonne santé de la recherche nationale. « Prenez les nanotechnologies« , se plaignait par exemple la semaine dernière la ministre de la recherche Valérie Pécresse, dans le magazine Capital. « Nos scientifiques ont publié 3 526 fois en 2006, soit plus que les Sud-Coréens (3 162 publications). Mais, cette année-là, les Français ont déposé 290 brevets alors que les Sud-Coréens en ont totalisé 2 150, sept fois plus !« . Horreur. Pour les entreprises elles-mêmes, la possession d’un titre de propriété intellectuelle est un gage financier qui sera placé dans la colonne des actifs sur le bilan, qui pourra être nanti auprès des banques et qui pourra appuyer la demande de financements auprès d’investisseurs privés ou d’établissements publics.
C’est pour critiquer cette dérive du mécanisme des brevets, dont la légitimité est pervertie par les nombreux abus, que l’Union Syndicale de l’Office Européen des Brevets (USOEB) a appelé à manifester à Bruxelles. Plus de 250 employés venus de Berlin, Munich, la Haye et Vienne se sont réunis devant la Commission Européenne. « Le Conseil d’administration [de l’OEB] n’agit pas dans l’intérêt d’un brevet européen de qualité renforçant l’économie, la science et l’innovation« , dénonce le syndicat qui critique la surreprésentation des membres des offices de brevets nationaux au Conseil de l’OEB. « Etant donné que nombre de ces derniers dépendent financièrement des taxes résultant du travail de l’OEB, les décisions prises par le Conseil d’administration de l’OEB sont influencées par les intérêts des offices de brevets nationaux et l’aspiration à la délivrance du plus grand nombre de brevets possible« , critique l’USOEB. « La recherche permanente de la quantité à tout prix compromet depuis des années la qualité des brevets« .
Le syndicat demande à Nicolas Sarkozy, qui préside l’Union Européenne, d’encourager une réforme de la répartition des pouvoirs au sein de l’OEB, qui permettrait de peser sur les décisions et de passer d’une politique quantitative à une politique qualitative. « Il faut investir dans le savoirfaire scientifique et juridique, en particulier celui des examinateurs de brevets, et accorder suffisamment de temps à l’examen de demandes de plus en plus complexes« , réclament les grévistes.
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