À l’heure où certaines menaces planent sur la neutralité d’internet, des modèles économiques de rémunération de la création commencent à s’affronter. Récemment, l’entreprise luxembourgeoise Jamendo a lancé un pavé dans la mare en annonçant son projet de sonoriser des lieux commerciaux avec de la musique provenant de sa plateforme. Ce projet entre directement en conflit avec la SACEM, qui jusqu’ici, en France était la seule interlocutrice de ces lieux.
Nous assistons à une nouvelle forme de libéralisation de la culture, où une plateforme de musique en vient à commercialiser des œuvres en libre diffusion, en se posant comme concurrente d’une société de gestion de droits d’auteurs.
Cette attaque d’une société commerciale démontre certainement le grand désarroi d’auteurs qui ne font plus confiance à une société de gestion censée les représenter.
Il est dommageable que la politique de certaines Sociétés de Gestion en Europe ne semble pas plus morale que le business d’une startup internet.
Nous nous posons une question : qu’apportera cette vision des choses à la culture libre, si on entend celle-ci comme une » autre culture » ?
En effet, reproduire à l’infini les » mêmes modèles « , est-ce là le projet ? N’est-ce pas le moment au contraire d’être créatifs, et d’innover ?
Cela fait plus de 150 ans que la SACEM fait son travail de collecte des droits de ses sociétaires, comment va-t-elle considérer cette entreprise qui la concurrence à partir de cette année ? Assiste-t-on à une fragilisation du statut des compositeurs qui n’arrivent plus à se fédérer autour de la libre diffusion des œuvres sur Internet ?
Si l’on s’en tient au strict « business plan » développé par Jamendo :
- Jamendo propose aux bars, etc. un » forfait » moins onéreux que celui de la SACEM.
- Jamendo prélève 50% des revenus générés pour en reverser l’autre moitié aux artistes qui ont souscrit à ce programme (qui est optionnel).
- Le nombre de titres proposés dépendra du nombre d’artistes qui y souscriront, sur la base d’un catalogue 10 fois moins important que celui de la SACEM.
- Notons cependant un problème : sur Jamendo, un certain nombres d’artistes qui utilisent les » licences ouvertes » sont en fait préalablement sociétaires de la SACEM, ce qui rend nulle et non avenue leur utilisation des » licences ouvertes « , et ne manquera pas de poser problème un jour ou l’autre.
- et sur Jamendo, un bouton » acquérir une licence commerciale » est présent sur les pages des albums, y compris les albums de musiciens préalablement sociétaires de la Sacem (ou la Suisa, ou la Siae…) ; cela signifie-t-il que Jamendo va percevoir de l’argent pour l’utilisation de ces musiques ? (et donc, Jamendo reverserait à la SACEM pour la diffusion commerciale des sociétaires d’icelle ?)
Et du côté de la SACEM :
- La SACEM propose un catalogue bien plus vaste que celui de Jamendo
- La SACEM prélève pour ses frais de fonctionnement entre 15 et 17% sur les droits reversés, ce qui est » moins cher » que Jamendo
- La SACEM a une position de » monopole de fait « , qui lui assure un réseau considérable (environ 750 M d’€ de droits collectés dans une année).
- La SACEM est reconnue par les pouvoirs publics et inscrite au Code de la propriété Intellectuelle.
- La répartition des droits par le SACEM à ses sociétaires se fait de manière très inégalitaire, avec des modes de calcul favorisant exagérément quelques centaines d’artistes les plus diffusés dans les mass-media classiques.
- La SACEM ne reconnaît pas actuellement les auteurs utilisant les licences ouvertes.
- La SACEM soutient des lois liberticides, comme la loi DADVSI ou la future loi » Création et internet « .
C’est le pot de terre contre le pot de fer…
D’une part, nous avons du mal à comprendre qu’il faille utiliser les mêmes modèles économiques pour développer la musique et la culture libre, qui reposent sur des principes philosophiques, économiques totalement différents, pour ne pas dire diamétralement opposés au système classique incarné par les maisons de disques (la créativité n’est pas inféodée au marché dans la culture libre) ; d’autre part, nous ne considérons pas la SACEM comme » l’ennemi à abattre « , ne serait-ce que parce qu’elle joue depuis longtemps un rôle important et souvent très positif dans la vie de nombreux artistes, et qu’elle est efficace là où les licences ouvertes ne le sont pas encore (la rémunération des diffusions radio et télé notamment).
Cet affrontement, qui plus est, nous le jugeons prématuré. Nous sommes persuadés qu’il n’aura d’autre conséquence que de stigmatiser un peu plus les licences ouvertes, alors que notre dessein est au contraire de faire en sorte que tout le monde en reconnaisse l’intérêt, la dignité, la pertinence. Scier la branche sur laquelle nous sommes assis, est-ce bien raisonnable ?
Le véritable danger pour la diversité culturelle, il est évident que c’est le puissant lobby des majors, qui écrase la créativité sous la botte du marché, et pousse les pouvoirs publics à voter des lois contraires aux droits de l’homme et du citoyen, dans le mépris total des ayant droits comme du public !
Comment la SACEM peut-elle encore prétendre défendre (tous) les auteurs, alors que la quasi totalité de ses revenus lui proviennent de l’industrie du disque et de ses artistes ? Bien qu’ils s’en défendent, il est évident que les représentants de la SACEM ne peuvent lutter à armes égales contre ceux qui la font vivre, et qui siègent à son Conseil d’Administration.
Pour preuve de ce que nous avançons sur ce point, le soutien sans faille de la SACEM à la loi » Creation et Internet » (et à la précédente loi DADVSI), que nous considérons comme une grave erreur de sa part, ou pire : une contradiction avec ses missions historiques. Cette loi en effet, n’aura d’autre conséquence que d’asseoir plus encore le monopole des Maisons de Disques, que la SACEM est censée combattre, puisque les intérêts des Majors/°diteurs/Diffuseurs/Distributeurs sont de tout temps entrés en conflit avec les intérêts des ayants droits (historiquement c’est même ce qui a motivé la création de la SACEM).
C’est pourquoi nous dénonçons le modèle de répartition actuel de la SACEM. Nous le trouvons totalement injuste et surtout inadapté aux nouvelles pratiques dont nous nous réclamons, induites par l’avènement d’internet et des licences ouvertes. D’autre part, comment défendre celui que Jamendo développe en ce moment, qui se contente d’imiter le premier, à la mode » esclavage 2.0 « , sans proposer de véritable représentation aux artistes ?
Toutefois, nous espérons qu’il sera possible d’entamer un (vrai) dialogue avec la SACEM, dont l’objectif serait de parvenir à avancer sur la reconnaissance des licences ouvertes (et surtout de ceux qui les utilisent aujourd’hui et les utiliseront demain). Cela suppose bien entendu que cette vieille dame accepte enfin d’évoluer, et qu’elle s’affranchisse de l’emprise des maisons de disques.
Personne n’a à gagner d’un affaiblissement de la représentation des auteurs en France !
Nous lui proposons humblement notre expertise, et verrons si nous serons entendus ! Si ce n’est pas le cas, nous aviserons, sans pour autant déroger à l’éthique que nous défendons…
L’exemple des Pays-Bas et du Danemark en matière d’utilisation des licences Creative Commons par des sociétés d’auteurs nous semble être une bonne base de travail. À la SACEM de tenir réellement compte d’évolutions qui semblent désormais inéluctables. À nous de l’aider à mieux les appréhender. L’important est que les artistes européens aient vraiment le choix en ce qui concerne leur mode de gestion des droits d’auteur. Nous n’aurons de cesse de défendre ce point de vue !
Aux antipodes de la démarche de Jamendo, nous faisons le choix de la diplomatie, plutôt que celui du conflit ouvert.
Il est vital de garantir la pérennisation de sociétés défendant les auteurs, tous les auteurs.
L’avenir proche dira si nous avons fait le bon choix… Les Assises » Liberté, Création et Internet » du 12 février seront une première occasion pour en débattre.
Pour Libre Accès : Eric Aouanès (président de l’association Musique Libre ! et co-fondateur de la plateforme Dogmazic) , Jérémie Nestel (MACAQ, Radio du Ministère de la Crise du Logement), bituur esztreym (co-fondateur de Musique Libre ! et de dogmazic.net), Didier Guillon-Cottard (Festival Artischaud)
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