Conservateur des bibliothèques à la Bibliothèque Nationale de France (BNF), Lionel Maurel a publié sur son blog un article passionnant retraçant l’histoire incroyablement moderne du premier pirate de l’Histoire. Il s’agirait de Saint Colomban d’Iona, un moine copiste irlandais qui a contribué à réintroduire le christianisme en Ecosse et dans le nord de l’Angleterre au 6ème siècle.
Passionné par les livres, Saint Colomban aurait encouragé ses confrères moines à copier et diffuser le plus grand nombre d’ouvrages, dans le souci de faire connaître les livres et le savoir qu’ils véhiculaient. Lui-même aurait recopié de sa plume plus de 300 fois les évangiles. Dans cette tentation de transmettre le savoir au plus grand nombre, il a un jour fraudé pour copier un recueil de prières que son maître Saint Finnian voulait jalousement conserver pour lui seul. La légende raconte qu’il aurait recopié l’ouvrage en une seule nuit, « éclairé par une mystérieuse lumière jaillissant de sa main gauche tandis que de sa main droite, il ornait la copie de superbes enrichissements calligraphiques« . Cette copie a débouché sur le premier conflit de propriété intellectuelle de l’Histoire, et même sur une guerre civile.
Furibard, Saint Finnian fit en effet appel à la justice du Roi de Tara, le monarque suprême d’Irlande, pour condamner le copieur qui selon lui faisait perdre de la valeur à l’original du psautier. « A chaque vache son veau, à chaque livre sa copie« , trancha le roi, qui estimait par cette formule que le propriétaire de l’original (de la vache) devait être aussi propriétaire de ses copies (du veau). Le droit exclusif était né. Mais c’est surtout la défense de Saint Colomban qui est surprenante de modernité. Elle montre que le débat sur la légitimité de la copie comme moyen de diffusion des œuvres et des connaissances est au moins vieux de 1400 ans :
« Les livres sont différents des autres biens et la loi devrait reconnaître ce fait. Les lettrés comme nous, à qui une nouvelle somme de connaissances a été transmise grâce aux livres ont l’obligation de partager ces connaissances à leur tour, en recopiant et en distribuant les livres aussi loin que possible. Je n’ai pas dégradé le livre de Finnian en le recopiant. Il possède toujours l’original et cet original n’est pas à moi. Il n’a pas plus perdu de sa valeur du fait que je l’ai retranscrit. Le savoir qui est contenu dans les livres devrait être disponible pour tous ceux qui veulent les lire et qui sont capables de le faire ; et il est injuste de dissimuler cette connaissance ou d’essayer de cacher les choses divines que les livres contiennent. Il est injuste de m’empêcher, moi ou quiconque, de les copier ou de les lire ou d’en faire des copies abondantes pour les disperser dans tout le pays. Pour finir, je soutiens qu’il devrait m’être accordé de pouvoir copier ce livre, car si j’ai beaucoup appris du travail difficile qu’impliquait sa transcription, je n’ai tiré aucun profit vénal de cet acte ; je n’ai agi que pour le bien de la société dans son ensemble et ni Finnian, ni son livre n’eurent à en souffrir ».
Le jugement aboutit à la Bataille de Cúl Dreimhne en 561 (la « Bataille du livre »), qui vit s’opposer les partisans de Saint Finnian au Roi de Tara, lequel vit finalement ses forces décimées.
Lionel Maurel note que l’Histoire se répète inlassablement, les moines copistes étant devenu (entre autres) les P2Pistes, avec une capacité de reproduction encore bien supérieure. « Plus que jamais, le droit d’auteur est instrumentalisé par certaines puissances pour maintenir artificiellement un état de rareté des biens culturels et limiter le nombre de copies qui peuvent être mises en circulation. Ces puissances (ecclésiastiques naguère, économiques aujourd’hui) usent de leur influence pour rechercher l’appui du souverain et faire en sorte que leurs intérêts obtiennent force de loi« , écrit-il. « Et au final, il en résulte un état de guerre et de violence entre ceux qui veulent multiplier et diffuser les œuvres et ceux qui souhaitent maintenir un contrôle sur la circulation du savoir« .
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