"Contre le terrorisme, le projet de loi Renseignement est-il le plus fort ?" — "Non. Plus rapide, plus facile, plus séduisant est le côté obscur." (photo CC @legofenris)
1. Ce n'est pas de la surveillance de masse, puisque les données seront traitées dans le respect de l'anonymat, et qu'il ne sera levé qu'en cas de risque avéré de menace terroriste.
Dans ce cas vous ne verrez aucun inconvénient à ce qu'un policier soit posté dans votre jardin en permanence et qu'il regarde par votre fenêtre ou même qu'il entre chez vous. Il se fera discret mais notera ce vous regardez à la télévision, ce que vous lisez comme livre, à qui vous téléphonez, qui vous téléphone, qui vient chez vous, et viendra même dans votre voiture pour noter chez qui vous allez, où vous allez faire vos courses, et où vous travaillez. Serviable, il ira même chercher votre courrier dans la boîte à lettre et ouvrira les enveloppes pour en lire le contenu.
Mais tant qu'il se contente de noter toutes ces informations sur un carnet qui ne porte pas votre nom mais un numéro qui vous a été attribué, où est le problème ? C'est uniquement si le policier remarque que vous avez des fréquentations louches ou des lectures déviantes qu'il fera remonter l'information à sa hiérarchie et que la secrétaire ira regarder à qui a été attribué le numéro. Et attention ; sur autorisation du Premier ministre ! Alors, comment oser parler de surveillance de masse ? C'est de la surveillance ciblée.
Bien sûr une telle surveillance avec un policier derrière les faits et gestes de chaque personne est irréaliste, ça coûterait bien trop cher. Mais c'est justement parce que ça ne coûte pas grand chose qu'ils s'en remettent aux robots policiers que l'on appelle des "boîtes noires". Alors, un robocop chez vous, ça vous tente ?
2. Franchement je m'en fiche de cette loi Renseignement, ça ne me concerne pas. J'ai rien à cacher, et si ça permet d'attraper des terroristes avant qu'ils commettent des attentats, alors il faut le faire.
Mais qui vous a dit que le projet de loi Renseignement ne visait que les terroristes ? En tout, sept motifs de mise en place d'un arsenal de surveillance administrative sont prévus :
- L’indépendance nationale, l’intégrité du territoire et la défense nationale ;
- Les intérêts majeurs de la politique étrangère et la prévention de toute forme d’ingérence étrangère ;
- Les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France ;
- La prévention du terrorisme ;
- La prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale ou de la reconstitution ou d’actions tendant au maintien de groupements dissous en application de l’article L. 212-1 ;
- La prévention de la criminalité et de la délinquance organisées ;
- La prévention de la prolifération des armes de destruction massive.
Peut-être ne vous sentez-vous concerné par aucun de ces cas, et que vous ne voyez pas de problème à ce que l'Etat le vérifie quand bon lui semble sans en référer à un juge ? Très bien. Mais savez-vous que le projet de loi prévoit que l'administration peut vous mettre sur écoute (pas seulement téléphonique) si vous êtes ne serait-ce que "susceptible de jouer un rôle d’intermédiaire, volontaire ou non", pour une personne mise sur sous surveillance. Ou même, tenez-vous bien, si vous êtes "susceptible de fournir des informations au titre de la finalité faisant l’objet de l’autorisation". Etes-vous sûr que vous ne détenez aucune information dont pourraient profiter des espions cherchant à en savoir plus sur votre entreprise, ou des criminels voulant organiser le casse du siècle qui chercheraient à obtenir des informations sur les us et coutumes de tous vos collègues ?
Toujours pas concerné ? Très bien. Vous ne verrez donc pas d'inconvénient à ce que la police intercepte toutes vos communications sur de fausses antennes-relais, ou qu'il enregistre votre participation à des manifestations, même si vous êtes une mère ou un père de famille exemplaire qui ne donne jamais le coup de poing. Tenez, amusez-vous.
Enfin tout cela serait peut-être acceptable si effectivement, c'était efficace. Mais même les ministres et rapporteurs de la loi ont expliqué sans avoir l'air de dire une énormité que le principal intérêt de cette loi était de légaliser des pratiques qui existaient déjà, mais qui étaient illégales. Cette loi est une blanchisserie qui vise à blanchir l'illégalité plutôt que d'y mettre fin et la condamner. Mais les techniques illégales ont-elles permis de prévenir les attentats commis par des Mohammed Merah ou les frères Kouachi, qui étaient pourtant sous surveillance ciblée ? Non. Pourquoi serait-elle plus efficace sous prétexte que c'est légalisé et prétendument mieux encadré ?
3. Il faut quand même arrêter la parano. Tout cela est bien encadré avec la création de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), qui contrôlera que tout est fait dans les règles et sans abus.
Vous irez l'expliquer à l'actuel gendarme des services de renseignement, Jean-Marie Delarue, qui est sans doute l'un des mieux placés en France pour parler du contrôle des services, et qui dit lui-même que la CNCTR "ne pourra contrôler que ce qu’on voudra bien qu’elle contrôle", et que l' "on est en train d’ériger un colosse aux pieds d’argile, un contrôleur dépendant d’un tiers pour accéder aux données qu’il est chargé de contrôler". C'est comme pour les autorités administratives ; il ne suffit pas d'ajouter le mot "indépendantes" pour qu'elles le soient. Il ne suffit pas de mettre "contrôle" dans le nom de la Commission pour que d'un seul coup, rien ne puisse être fait par abus.
Par ailleurs comme le note Nextinpact, le silence aux demandes d'avis envoyées par le Premier ministre vaudra acceptation. Dès lors, "étrangler ses ressources conduira à démultiplier les autorisations accordées par défaut ou non précédées d’analyses solides. Problème, l’étude d’impact est silencieuse sur la question des ressources publiques qui seront allouées à ces opérations".
4. Et alors on fait quoi ? On joue les Bisounours à attendre le prochain attentat en se disant qu'au moins notre vie privée est respectée ?
L'abandon des libertés est toujours une réponse facile, relativement économique et sans risque politique. Il n'y a pas d'attentat ? C'est grâce au Renseignement que nous avons mis en place, il faut continuer, votez pour nous. Il y a un attentat ? C'est parce que le Renseignement ne va pas assez loin, il faut le renforcer, votez pour nous. Combien de temps pouvons-nous continuer ainsi à ignorer que pendant que l'on abandonne progressivement nos libertés, lois après lois, en les offrant aux terroristes et à ceux qui prétendent les combattre, on ne fait rien ou pas grand chose pour s'attaquer aux sources du terrorisme ?
Les vraies réponses sont énormément plus complexes et demandent du courage et de l'imagination, pour un gain politique beaucoup plus incertain car les résultats sont le fruit lent à pousser d'une politique de longue haleine. Or quelles sont les lois ambitieuses votées par le Gouvernement pour redonner aux jeunes l'espoir de trouver leur place dans la société française, lorsqu'ils sont ont le sentiment d'être parqués dans des cités, que même faire de longues études ne débouchera que sur une recherche de stages préalables à un éventuel emploi payé à peine plus que le smic ? Iraient-ils chercher une cause à défendre ailleurs qu'en France, s'ils avaient le sentiment d'avoir une France qui les défend ? On parle de l'absence de volonté des jeunes issus de l'immigration de s'intégrer, mais quelle est la volonté d'intégrer affichée par la France lorsque sous couvert de laïcité, c'est l'expression de la différence que l'on rejette ? Beaucoup d'experts disent que le conflit israélo-palestien est le charbon qui nourrit le feu du terrorisme, mais qu'a fait la diplomatie française pour contribuer à ce que le conflit trouve enfin une issue positive, à part publier un communiqué désastreux de soutien sans réserve à Israël au moment où les bombes pleuvaient sur Gaza, ce qui a obligé François Hollande a tenté en vain un rétropédalage dans les semaines suivantes ?
Hélas le conflit israélo-palestinien ne s'arrêtera pas demain, et le chômage ne reculera pas massivement du jour au lendemain chez les jeunes diplômés qui peuplent les HLM. Accepter que la France s'ouvre à la différence n'est pas quelque chose qui sera aisé dans un pays de plus en plus réactionnaire. Mais il faut au moins montrer et démontrer que la trajectoire suivie est celle qui permet à ceux qui trouvent refuge dans le djihadisme d'avoir espoir chez eux. C'est là, beaucoup plus que dans la surveillance de masse, que l'on trouvera les bonnes réponses contre le terrorisme. Il n'est qu'un symptôme d'une maladie, et il est grand temps de s'attaquer aux causes plutôt qu'aux conséquences.
5. D'accord, mais en attendant, il faut bien faire quelque chose. Si cette loi peut aider, pourquoi s'en priver ?
Il est toujours excessivement plus facile de voter une énième loi qui retire des libertés pour donner l'illusion de sécurité, que de voter une loi qui redonne des libertés et donne le sentiment de mettre en danger notre sécurité. Depuis au moins quinze ans que Numerama suit ces discussions parlementaires, jamais nous n'avons vu la moindre loi qui revient en arrière sur des mesures sécuritaires. C'est toujours "plus", jamais "moins".
Nous sommes comme la grenouille de la fable qui se laisse plonger dans un récipient d'eau chaude, qui se dit que c'est bon de prendre un bain chaud, et qui ne réalise pas que la température augmente. Qui ne réalise pas qu'elle était cuite.
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