Alors que le Gouvernement a publié un "Vrai/Faux" pour tenter de déminer ce qu'il estime être les "fantasmes" des opposants au Projet de Loi Renseignement, Numerama se prête au même jeu en répondant point par point.

Au moment où s'ouvrait à l'Assemblée Nationale la discussion du projet de loi sur le Renseignement, le Gouvernement publiait sur son site internet un "Vrai/Faux" sur ce que Manuel Valls venait de qualifier tour à tour de "mensonges", "fantasmes" ou interprétations de "mauvaise foi", pour demander aux députés de ne pas écouter les opposants et de voter massivement la loi. En tout, onze points que nous reprenons ici les uns après les autres :

(attention : ce n'est pas clair en lecture rapide, mais nos "Vrais" / "Faux" concernent la réponse apportée par le Gouvernement, pas la réponse à la question !)

1. LE PROJET DE LOI OFFRE DES MOYENS SUPPLÉMENTAIRES AUX SERVICES DE RENSEIGNEMENT

Si l'explication fournie est difficilement contestable puisque sans réel argument précis, on peut toutefois préciser que les "moyens supplémentaires" offerts aux services de renseignement sont surtout théoriques. En pratique, comme l'ont expliqué les ministres en commission des lois, il s'agit pour une large part de légaliser des pratiques qui étaient jusque là illégales. C'est une loi blanchisserie.

2. LE GOUVERNEMENT MET EN PLACE UNE SURVEILLANCE MASSIVE DES DONNÉES SUR INTERNET

C'est la question cruciale des boîtes noires, dont le fonctionnement est très opaque. En l'état actuel du texte, il est précisé que le Premier ministre pourra ordonner aux FAI et hébergeurs "la mise en œuvre sur leurs réseaux d’un dispositif destiné à détecter une menace terroriste sur la base de traitements automatisés" de données. Il est vrai que le texte prévoit que les données sont collectées et passées à la moulinette de l'intelligence artificielle "sans procéder à l’identification des personnes auxquelles ces informations ou documents se rapportent". Mais comme nous l'expliquions hier, ce n'est pas parce que des données sont collectées et traitées sans identification des personnes surveillées qu'il n'y a pas surveillance. Si un policier vient chez vous et observe tout ce que vous faites, vous ne serez sans doute pas très heureux, même s'il ne connaît pas encore votre nom. De plus, c'est l'Etat qui décidera de ce qui représente un "indice" de potentialité de terrorisme, ce qui sera potentiellement très large. Les internautes se sentiront-ils libres d'aller s'informer sur des sites édités par l'ennemi ou par ses sympathisants (ce qui est encore leur droit en démocratie), s'ils redoutent que la boîte noire estime qu'il s'agit d'un comportement suspect, qui mérite d'enquête de plus près dans le contenu-même des communications ? Si ce n'est pas une surveillance de masse, c'est au moins une mise au pas de masse, par la signification que tout comportement suspect sera détecté.

3. LE GOUVERNEMENT MET EN PLACE UN DISPOSITIF MASSIF D’INTERCEPTION DES CONVERSATIONS PRIVÉES

Notez la subtilité des mots employés par le Gouvernement, qui parle des "interceptions de conversations téléphoniques", alors que ça n'est pas là le sujet principal. Les ISMI-catchers permettront surtout de collecter les identifiants de tous les téléphones présents dans une zone géographique donnée (au hasard sur les lieux d'une manifestation). Si vous ne voulez pas en être victime, l'installation d'un détecteur d'ISMI-catcher sur votre smartphone peut être recommandée.

4. LA COMMISSION DE CONTRÔLE SERA INDÉPENDANTE ET DISPOSERA DES MOYENS SUFFISANTS POUR ASSURER SA MISSION

Il est toujours amusant de parler d'autorité "indépendante" lorsque l'Etat décide de son budget et donc de ses moyens d'action. Il suffit de voir comment le Gouvernement a mis au pas la Hadopi en l'asphyxiant par le budget pour voir que "l'indépendance" n'est que sur le papier. Par ailleurs son avis ne sera que consultatif. Elle aura le droit de dire "je ne suis pas d'accord", et le Premier ministre aura le droit de répondre "je m'en fiche". Quant au pouvoir de saisir le Conseil d'Etat, il est amusant, mais la CNCTR ne pourra jamais qu'alerter le Conseil d'Etat de pratiques illégales, or tout l'objet de la loi est d'étendre grandement le champ de la légalité, pour donner le maximum de flexibilité aux services de renseignement.

5. LE JUGE SERA ABSENT DE LA PROCÉDURE DE CONTRÔLE

Nous avons cherché l'expression la plus polie pour parler de la réponse à ce point n°5, et nous avons trouvé : "foutage de gueule total". Comment voulez-vous exercer un recours contre une mesure de surveillance alors que par définition, vous ne savez pas que vous êtes surveillé par l'Etat ? Le projet de loi dit bien que le plaignant, qui doit d'abord s'adresser à la CNCTR, doit justifier un "intérêt direct et personnel" à contester une mesure, c'est-à-dire qu'il ne peut pas se contenter de dire qu'il soupçonne l'éventualité que peut-être, sait-on jamais, l'Etat le surveille. Il faudra apporter des débuts de preuve, qu'il sera très difficile (voire impossible) de réunir.

Quant aux magistrats qui siègent à la CNCTR, ce n'est pas le titre qui fait la fonction. Ils ne seront pas soumis aux règles de procédure qui s'imposent aux juridictions, et qui font la garantie des droits. De plus ils seront nommés par le Premier ministre, sur proposition du Procureur général près la Cour de la cassation, lui-même nommé à ce poste par le Gouvernement. Faut-il en dire plus pour douter de leur indépendance, qui doit être celle de tout "magistrat" chargé de s'opposer aux abus de pouvoir de l'Etat ?

6. LE CHAMP DES FINALITÉS JUSTIFIANT LE RECOURS AUX TECHNIQUES DE RENSEIGNEMENT EST TROP LARGE

Parmi les 7 motifs autorisant des mesures de surveillance administrative, figurent notamment "les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France", ce qui n'est pas d'une précision fantastique (quand commence un intérêt "majeur" par rapport à un intérêt "mineur" ?), ou encore "la prévention de la délinquance organisée", ce qui va de la petite équipe de vendeurs de shit aux voleurs de bicyclettes en passant par la fraude sociale, la fraude fiscale, etc. De plus, il n'est pas exact de prétendre que "le suivi des mouvements défendant pacifiquement certaines causes est clairement proscrit", puisque le but affiché et de "prévenir des violences collectives", ce qui est le cas dans à peu près toutes les manifestations, même si leurs organisateurs ont une vision pacifiste. Le but de la prévention est justement de vérifier avant et pendant s'il n'y a pas un risque qu'une manifestation dégénère en violences.

Il est toutefois exact que les motifs sont globalement plus précis que la "sécurité nationale". Il est juste dommage que le terme de "sécurité nationale" se retrouve toujours dans les 7 motifs.

7. LES PROCÉDURES D'URGENCE SONT INDISPENSABLES

Comme le dit l'ancien ministre de la défense Hervé Morin, qui doit savoir une chose ou deux des pratiques des services de renseignement, "l'urgence ça s'organise". Il y a donc un risque réel que des agents ne prétextent une urgence inventée pour mettre quelqu'un sous surveillance pendant au moins 24 heures, le temps qu'un ordre contraire soit donné. Certes, les données devront in fine être supprimées, mais rien n'interdit de les consulter (le contraire serait absurde).

Ceci dit, il est exact qu'il ne faudrait pas pécher par naïveté et croire que les urgences absolues n'existent jamais. A défaut d'être parfaitement blindé contre les risques d'abus, le système est sans doute nécessaire. 

8. LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT POURRONT AGIR SANS AUTORISATION

Là encore, c'est une question de mots. Oui, il y aura "autorisation", mais donnée par le Premier ministre, donc par l'Etat à l'Etat. La CNCTR n'aura qu'un avis consultatif et sera limitée dans ses voies de recours par les termes très permissifs de la loi.

9. CERTAINES PROFESSIONS BÉNÉFICIERONT D’UN STATUT PROTECTEUR

Ce n'était pas prévu dans le texte initial, mais cela fait partie des amendements déposés en dernière minute par le Gouvernement, pour tenter d'offrir des gages aux opposants au texte. L'amendement n°386 dispose que "les techniques de recueil du renseignement (…) ne peuvent être mises en œuvre à l’encontre d’un magistrat, un avocat, un parlementaire, ou un journaliste ou concerner leurs véhicules, bureaux ou domiciles que sur autorisation motivée du Premier ministre prise après avis de la commission réunie". Il ne s'agit toutefois pas d'un avis impératif, et c'est la CNCTR, dont on a vu que l'indépendance était sujette à caution, qui sera chargée de veiller à la proportionnalité des atteintes à la vie privée autorisées.

Il faut aussi s'interroger sur la protection des blogueurs, qui ne sont pas des dissidents que dans les pays arabes et ces dictatures lointaines. Comme l'avait conseillé la Commission nationale consultative des droits de l'homme, il est essentiel en démocratie d'accorder les mêmes protections aux blogueurs qu'aux journalistes professionnels. Or on ne sait rien de la façon dont le terme "journaliste" sera interprété. Sera-t-il très restrictif (limité aux titulaires des cartes de presse, qui ne sont pas obligatoires), ou très lâche en considérant que quiconque publie des informations sur Internet est un "journaliste" à temps partiel ?

De plus les parlementaires sont protégés, mais pas les élus locaux, qui peuvent eux-aussi faire l'objet de pressions.

10. LA LOI ACTUELLE PROTÈGE MIEUX LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Faut-il rire ? La loi vise à légaliser des pratiques qui étaient illégales. Par quel tour de passe-passe retirer aux citoyens la possibilité de contester les pratiques de surveillance illégales dont ils auraient pris connaissance devient-elle, dans les mots du Gouvernement, une "meilleure protection des libertés individuelles" ?

11. LA PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE NUIT À LA TRANSPARENCE DE L'EXAMEN DU PROJET DE LOI

Celle-ci, il fallait oser la faire. Le Gouvernement explique très naturellement que "la procédure accélérée ne change rien aux travaux parlementaires". C'est à se demander pourquoi elle existe. En réalité elle prive les députés et les sénateurs du droit de revenir sur les articles ou amendements qu'ils ont adoptés, ou d'en proposer de nouveaux, s'ils n'ont pas eu le temps ou la vigilance suffisantes pour remarquer un problème de la première lecture. 

Par ailleurs non seulement le Gouvernement a déclaré la procédure accélérée sur le projet de Loi Renseignement, mais alors qu'il était prêt depuis des mois, il a choisi de ne publier le texte qu'il y a moins d'un mois, le 17 mars. La société civile et les députés ont dû s'organiser dans la précipitation pour prendre connaissance du projet de loi (c'est vrai qu'il ne pèse que 43 pages, et 100 pages si on y ajoute l'étude d'impact), consulter sur ses implications, et proposer des amendements. 

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