Si l'on en croit les indiscrétions de Business Insider traditionnellement reprises dans la presse, Uber pourrait réaliser cette année un chiffre d'affaires d'environ 10 milliards de dollars. Sur ces 10 milliards, l'entreprise de VTC reverse 8 milliards de dollars à ses chauffeurs, qu'il s'agisse des traditionnels chauffeurs VTC professionnels de l'offre UberX, ou des chauffeurs occasionnels de l'offre UberPOP. Aucun d'entre eux n'est salarié, tout le modèle d'affaires de l'entreprise consistant à offrir une plateforme de mise en relation entre les clients et les chauffeurs, lesquels travaillent officiellement pour leur propre compte.
Le risque d'une baisse d'activité ou d'un changement de réglementation est donc assumé d'abord et avant tout par les chauffeurs, qui ne bénéficient pas d'une couverture chômage (sauf si UberPOP ne constitue pour eux qu'une activité secondaire), et ne toucheront aucune indemnité de départ. Si ce n'est quelques dizaines d'emplois par pays dans lesquels il s'implante, Uber reste fondamentalement une structure légère, qui prélève auprès des travailleurs un "impôt" de 20 % pour la mise en relation avec la clientèle.
Plus Uber gagne en notoriété et en nombre de chauffeurs, plus la plateforme donne l'impression au client final d'être incontournable, et donc plus la dîme devient elle-même obligatoire de fait pour les professionnels qui dépendent de ses services pour vivre. C'est une nouvelle féodalité créée par un libéralisme débridé par internet, qui a accentué les effets de la mondialisation sur l'autel d'une dérégulation. Sur Internet plus qu'ailleurs, sur les plateformes d'intermédiation plus encore, "The Winner Takes All".
Comme l'avaient analysé les économistes Robert Frank et Philip Cook il y a vingt ans, en observant la société américaine, "de plus en plus de gens se concurrencent pour des prix toujours moins nombreux et plus gros", entraînant une accentuation de la pauvreté et des inégalités. Pour toutes les qualités innombrables qu'on lui connaît, il faut savoir reconnaître qu'Internet a le défaut d'avoir accéléré et globalisé l'importation de cette politique libérale dont le jusqu'au-boutisme n'est pas indifférent à la panne de croissance. Combien d'entre vous (nous en sommes trop souvent) ont le réflexe de rechercher LA boutique en ligne qui proposera le prix le moins cher, lorsqu'ils commandent un produit qui sera fabriqué, emballé, stocké et expédié par des femmes et des hommes qui aimeraient eux aussi être mieux payé ?
Il est plus facile que jamais de mettre la planète entière en concurrence, et de trouver des travailleurs pauvres qui accepteront toujours de travailler pour moins cher encore que le travailleur pauvre voisin, et puisque le droit du travail est un obstacle, il est même possible désormais de convaincre des travailleurs de s'inscrire avec le sourire sur des plateformes pour y proposer leur travail sans avoir à signer de contrat de travail. Ca vaut pour Uber, mais ça vaut aussi pour bien d'autres plateformes d'intermédiation. Google Play et l'App Store comptent chacun environ 1,5 millions d'applications. Mais combien de best-sellers parmi elles ? Dans la course aux mines d'or, celui qui fait fortune est toujours le vendeur de pioches et de tamis, jamais ou très rarement ceux qui font la course.
LES VTC UBER CONTRE LES TAXIS. UBERPOP CONTRE LES VTC UBER. UBERBOT CONTRE UBERPOP…
Dans ce monde moderne, les taxis et leur corporatisme font tâche. Il est vrai qu'ils n'acceptent pas la concurrence et qu'ils sont chers. Depuis un siècle le modèle économique des taxis français repose pour partie sur l'absence de concurrence, par l'organisation d'un contingent restreint de licences, et des prix fixés par l'administration. Il est vrai que certains ne sont pas toujours accueillants, et même qu'il leur arrive, parfois plus souvent que rarement, de refuser des courses qui ne les arrangent pas. Il leur arrive même de refuser la monnaie électronique et de se faire payer en liquide, pour des raisons qui ont bien plus trait à la fiscalité qu'au souci de protéger la vie privée de leurs clients. Parfois même certains puent, parlent trop, ou pas assez. Ils ont le défaut d'être humain dans un monde où l'on voudrait que l'homme se comporte comme un logiciel à l'interface soignée, parfaitement débuggé.
Mais qu'ils souhaitent conserver leur monde qui n'est pas celui de l'hyper-concurrence doit s'entendre. Peut-être même cela doit-il s'envier. Et si c'était les taxis et les corporations qui, au fond, avaient raison ?
Que fait Uber des 2 milliards de dollars de recettes (20 % de commission) qu'il prélève sur les courses de ses chauffeurs ? Des sommes colossales sont immédiatement réinvesties pour mettre au chômage ceux qui les génèrent aujourd'hui, et ainsi permettre à Uber de ne plus prendre 20 % d'une course, mais 100 %. L'entreprise a de l'ambition, et une vision à 5, 10 ou 20 ans. Elle a pour elle le temps, et l'argent. Depuis de nombreux mois Uber dépense des millions de dollars pour recruter certains des meilleurs roboticiens et spécialistes de l'intelligence artificielle du monde, et développer les voitures robotisées de 2020, 2025 ou 2050, qui viendront chercher le client à son domicile et le conduiront où il voudra aller, sans qu'Uber n'ait à payer qui que ce soit.
La question qui se posera alors, qui se pose plus généralement avec le développement de la robotique et de l'IA (dans des proportions beaucoup trop insoupçonnées par excès de naïveté ou d'aveuglement), est celle de la propriété privée et des inégalités. A quoi ressemblera un monde où ce sont des millions de robots détenus par Uber ou quelques grandes firmes internationales qui transporteront des individus qui ne pourront que les louer ? Comment se fera l'équilibre économique et social de ce monde là ? Bien sûr, il faudra toujours des hommes et des femmes pour concevoir les robots, et (quoique) pour fabriquer les voitures automatisées dans les usines. Mais il en faudra énormément moins qu'il faut actuellement de taxis ou de VTC pour conduire les voitures.
C'est à ce monde là qu'il faut réfléchir, et peut-être contre celui-ci qu'il faut s'unir. C'est ce libéralisme là qu'il faut commencer dès aujourd'hui à réguler, sans entraver pour autant la modernité, mais en le pensant en terme de libertés et d'égalités. Interdire ici les VTC, déréguler là le marché des taxis, n'est que pansements sur une jambe de bois. Le progrès est à nos portes, mais encore faut-il qu'il ne soit pas privatisé.
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