Contre l’avis du gouvernement qui sait l’article probablement inconstitutionnel, le Sénat a adopté jeudi un amendement présenté par le groupe des Républicains dans le cadre de l’examen du projet de loi de réforme pénale, qui vise à condamner la lecture répétée de sites de propagande terroriste. Le même texte avait été précédemment rejeté par l’Assemblée nationale.
Que dit le texte interdisant la visite de sites ?
L’article amendé punit de deux ans de prison et 30 000 euros d’amende que « le fait de consulter habituellement un service de communication au public en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme, soit faisant l’apologie de ces actes lorsque, à cette fin, ce service comporte des images ou représentations montrant la commission de tels actes consistant en des atteintes volontaires à la vie est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende ».
La seule lecture de la propagande écrite est donc exclue, sauf si elle figure sur un site qui montre aussi des images de décapitations ou d’autres atrocités.
Toutefois même dans ce dernier cas, le dispostif « n’est pas applicable lorsque la consultation est effectuée de bonne foi, ou résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, ou intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice »
Contrairement à d’autres versions antérieures de la proposition, l’internaute qui n’a pas de volonté terroriste et qui consulte « de bonne foi » pour s’informer est donc épargné par les poursuites, au même titre que les chercheurs ou journalistes. C’est heureux, même si cette « bonne foi » devra être prouvée, ce qui renverse la charge de la preuve.
« Nous voulons pouvoir punir aussi ceux qui consultent régulièrement ces sites avec de mauvaises intentions »
En séance, le ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas a bien tenté, assez mollement, de rappeler que le droit actuel permet déjà de sanctionner la consultation de sites de propagande terroriste, à la condition fondamentale qu’il s’agisse d’un élément constitutif parmi d’autres, d’une entreprise individuelle terroriste. Jusqu’à présent, il n’était pas prévu de sanctionner la seule lecture, qui reste un acte privé, qui ne présuppose pas d’intention de passer à l’acte.
Mais « en matière de terrorisme, c’est la tolérance zéro » qu’il faut appliquer, a harangué le sénateur Philippe Bas, très remonté. Après avoir lu sur sa tablette un long extrait de propagande terroriste sans aucune équivoque, l’élu a expliqué que « nous ne pouvons nous contenter de savoir que [la lecture de ces propagandes] est une composante d’une autre incrimination ».
Il faut condamner « le simple fait de consulter régulièrement ces sites, sauf quand c’est un journaliste, un chercheur, ou quelqu’un qui recherche éventuellement de bonne foi une information (ce que l’on peut vérifier après enquête) », a-t-il demandé. « Je crois qu’il est raisonnable de tuer dans l’œuf les effets de cette propagande ».
« Ce que le président Bas a lu est très choquant, mais c’est de l’apologie, voire de la provocation. Le droit commun existant suffit à poursuivre sur cette base là », a bien tenté de protester le ministre Urvoas. « Oui, mais nous voulons pouvoir punir aussi ceux qui consultent régulièrement ces sites avec de mauvaises intentions », a alors répliqué M. Bas.
En vain, le sénateur Pierre-Yves Collombat a tenté de combattre l’amendement. « Comme dirait le Général De Gaulle, vaste programme que de poursuivre l’imbécilité », a-t-il commencé. « C’est inapplicable. J’ai un peu de mal à comprendre. Il faut peut-être un peu se réveiller. Il faut bien lutter contre le terrorisme, mais il faut avoir des moyens qui permettent de lutter, et pas seulement se faire plaisir ».
Comment savoir qui consulte ces sites ?
Reste à voir, si la commission mixte paritaire (CMP) maintient le dispositif — et s’il n’est pas contesté avec succès auprès du Conseil constitutionnel —, comment la loi pourra être mise en œuvre en pratique.
En effet, les fournisseurs d’accès à internet ont certes l’obligation de conserver certaines données de connexion et de les mettre à la disposition de la justice, mais l’article L31-1-1 du code des postes et communications électronique précise bien que ces informations « ne peuvent en aucun cas porter sur le contenu des correspondances échangées ou des informations consultées, sous quelque forme que ce soit, dans le cadre de ces communications ».
Certes, dans un avis récent, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) a estimé que les URL des sites visités pouvaient être considérées comme de simples données de connexion, mais l’avis dit à la fois tout et son contraire, et n’a de toute façon aucune portée juridique contraignante.
La volonté du législateur : condamner un individu pour ce qu’il lit et non pas pour ce qu’il fait ni même ce qu’il projette
L’utilisation des fameuses « boîtes noires » installées auprès d’hébergeurs ou de FAI pourrait être envisagée, avec toutefois les mêmes difficultés. Ces boîtes noires fonctionnent avec les métadonnées fournies par les opérateurs, et ces derniers n’ont pas (ou pas toujours) connaissance des URL demandées par les internautes.
En réalité, le plus probable reste que l’article ne soit jamais appliqué, ou qu’il ne le soit que dans des cas très marginaux, lorsque les enquêteurs qui procèdent à une perquisition ne trouvent rien d’autre que l’historique de navigation d’un suspect pour le condamner. C’est ce qui se passe parfois en matière de pédopornographie, dont la consultation est également réprimée en tant que telle.
Mais qu’importe l’aspect pratique. Le principal est la volonté du législateur : condamner un individu pour ce qu’il lit et non pas pour ce qu’il fait ni même ce qu’il projette, ou lui demander de prouver sa bonne foi. Une forme d’inquisition moderne. L’enfer, comme souvent, est pavé de bonnes intentions.
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