Mouvement controversé et parfois incompris, Nuit Debout et ses militants occupent la place de la République depuis le 31 mars. Ceux qui sont appelés les nuit-deboutistes se sont réappropriés l’espace public mais aussi le temps, à la manière des révolutionnaires et de leur calendrier républicain puisque les nuit-deboutistes disposent de leur calendrier « marsien ». Dans le but de montrer que le mouvement ne s’essouffle pas mais aussi pour symboliser les veillées successives depuis le 31 mars, les nuit-deboutistes prolongent le mois de mars. C’est donc le 45 mars (14 avril) que nous avons rencontré des militants de la Nuit Debout qui sont à l’origine du site NuitDebout.fr.
Rendez-vous est pris au café Fluctuat Nec Mergitur de la Place de la République. Cet après-midi là, celle-ci est bloquée par des dizaines de CRS, placés à chaque artère menant à la place, dans le but de sécuriser la zone.
Ils étaient trois à nous rencontrer, Noémie, Pierre et Clément, à accepter notre invitation. Ils connaissaient parfaitement le lieu, ayant l’habitude d’y prendre régulièrement plusieurs cafés pour tenter de limiter les effets d’une succession de nuits écourtées. Autour de la table, ces nuit-deboutistes se sont livrés sur leur engagement, leur(s) vision(s) du mouvement et de son avenir, le tout à travers le prisme du numérique.
Une petite boîte de communication
Au-delà de l’intérêt porté au mouvement, le site nuitdebout.fr a attiré notre curiosité lorsque l’on a découvert au hasard d’une recherche WHOIS que le nom de domaine avait été acheté par une agence de communication parisienne, RAIZ.
Curieux de savoir qui se cachait derrière cette entreprise, et quel était son projet, nous la contactons. Après une certaine gêne au téléphone, c’est quelques heures plus tard que nous rencontrons l’une des co-fondatrices de la société, et deux autres militants engagés à ses côtés dans le mouvement.
« C’est compliqué d’avoir acheté le nom de domaine sans s’en être référé aux organisateurs initiaux »
Comment le nom de domaine nuitdebout.fr s’est-il retrouvé acheté par une boite de communication ? Tout part d’une histoire des plus banales, que Noémie Tolédano nous raconte. En rentrant chez elle, la nuit du 31 au « 32 mars », la co-fondatrice de RAIZ s’est dit que le mouvement Nuit Debout allait prendre : « On voyait les gens arriver par centaines et par milliers sur les réseaux sociaux, je me suis alors demandée si le nom de domaine Nuit Debout avait déjà été pris, et il était encore libre ».
Dès lors, son premier réflexe a été de sortir sa carte bancaire et d’acheter le nom de domaine qui était encore libre. Noémie avoue travailler avec énormément d’associations pour qui elle achète des noms de domaines à qui elle les rend par la suite. Pour elle, « le nom de domaine appartient à Nuit Debout et à tous les gens qui y participent ». Mais c’est sa boîte qui est officiellement propriétaire.
Or cette appropriation fait grincer des dents malgré tout. Julien Bayou est Conseiller régional d’Île-de-France et porte-parole d’EELV. Co-fondateur de Génération précaire et du collectif Jeudi Noir, il est l’un des pionniers du mouvement Nuit Debout. Au détour d’un débat sur la place de l’éducation et de la censure dans la démocratie, sur la place de la République, il nous confie qu’il n’est pas un grand fan de l’initiative.
« Ça pose un problème », estime-t-il, même s’il ne doute pas des bonnes intentions des fondateurs de NuitDebout.fr. « C’est compliqué d’avoir acheté le nom de domaine sans s’en être référé aux organisateurs initiaux ». Pour lui, le problème pourrait se poser si le site n’était plus articulé autour de l’organisation du mouvement, et s’il crée une divergence.
Un des pionniers du mouvement Nuit Debout s’est également exprimé sur l’achat du nom de domaine de nuitdebout.fr. Une vidéo hébergée sur YouTube le montre entrain de s’exprimer sur le sujet, celui-ci regrettant le fait que « RAIZ soit devenu propriétaire des outils qui sont censés parler pour Nuit Debout ». Il ajoute : « Chaque jour se pose le problème de laisser entrer les soraliens, les crypto-facistes et leurs idéologies ». « Benjamin Ball et Baki Youssoufou les ont fait entrer dans le mouvements des indignés à la Défense et ont permis que le mouvement soit pourri par ces personnes ».
https://www.youtube.com/watch?v=TkMU3CTnR1U&feature=youtu.be
Dans un article du Monde publié le 20 avril, le quotidien fait lui aussi mention de plusieurs plaintes répétées par de militants, accusant Noémie Tolédano et son associé Bakki Youssoufou de s’être appropriés le mouvement en achetant le nom de domaine nuitdebout.fr. Ils citent également le nom de l’hébergeur bénévole du site, Benjamin Sonntag, trésorier de l’association de militants du Web la Quadrature du Net. « On est plusieurs à fournir des petits bouts d’infrastructure Internet en attendant qu’un mouvement formel existe », explique-t-il. « Les espaces que je gère sont co-administrés, on est trois administrateurs systèmes à s’être retrouvés pour créer des listes de discussion, des boîtes mails, gérer le code du wordpress, etc ».
L’histoire d’une rencontre
Mais quelle est la genèse de nuitdebout.fr ? Les trois animateurs que nous rencontrons ne se connaissaient pas deux semaines plus tôt. Pourtant, l’organisation du site pourrait faire penser le contraire. Noémie raconte avoir rencontré Clément le 31 mars et Pierre quelques jours plus tard. Celui-ci cherchait des gens avec qui travailler sur le web. Il raconte son histoire, comme quelqu’un qui raconterait une épopée : « On a mis cinq jours à les trouver, cinq ! Impossible de trouver les personnes qui étaient derrière le site ». « Ils se cachaient parce qu’ils avaient plein de sollicitations un peu douteuses ».
C’est la problématique du cryptage versus l’ouverture vers le monde
Mais ils ne sont pas que trois derrière nuitdebout.fr. Il y aurait en réalité une cinquantaine de développeurs à coopérer sur le site. Pour s’organiser et de se coordonner, ils ont donc mis en place un espace de chat, sur lequel chacun peut échanger ses points de vue et apporter ses contributions.
« Déjà sur Paris c’est compliqué, mais quand on voit qu’on a des gens qui sont au Québec ou à Berlin… Alors il a fallu se munir d’un truc rudimentaire mais qui fonctionne assez bien, c’est le chat », raconte Pierre. Tout le monde peut donc avoir accès à ce salon de discussion (sur inscription, validée automatiquement), et proposer ses services à nuitdebout.fr.
Le chat est chiffré, à travers une connexion TLS et un certificat délivré par Let’s Encrypt, mais il n’y a pas de recherche particulière de confidentialité des échanges ou de protection de l’anonymat des participants. « C’est la problématique du cryptage versus l’ouverture vers le monde », explique Pierre, qui utiliserait tout de même Telegram, une messagerie chiffrée, pour l’échange d’informations plus confidentielles.
Un chat reste un chat, et quand il est ouvert à tous, ça devient une boite de pandore impossible à contrôler. Quelques jours après cet entretien, nous nous sommes à nouveau rendu sur le salon de discussion. À la base créé pour permettre au mouvement de s’organiser, il est devenu un lieu de débats d’idées, sur lequel les connectés débattent sur le revenu universel et d’autres sujets de société. Si bien que les administrateurs du site sont obligés de rappeler les règles de vie.
Derrière le site, toute une équipe de développeurs est là dans le but de « trouver les meilleures solutions et les meilleures approches de développement autour du mouvement Nuit Debout », nous assure Clément.
Chacun des trois militants présents ce jour là est salarié et occupe un emploi à côté de son investissement au sein du mouvement Nuit Debout. Qu’est-ce qui a pu les pousser à s’investir de cette manière ? « C’est parce qu’on avait les compétences, qu’on y croyait et qu’on y croit encore ».
Un wiki pour la Nuit Debout
Clément s’occupe de toute la partie community management et il a constaté que les mobilisations telles que Nuit Debout bénéficiaient assez peu des compétences web. C’est ensuite le bouche à oreille qui a contribué au bon déroulement du site. Plusieurs équipes, sur différentes thématiques du web, se sont ensuite constituées.
En plus de nuitdebout.fr, les militants ont créé wiki.nuitdebout.fr. Ce site sert à centraliser toutes les informations relatives au mouvement, sur le principe de l’édition ouverte à tous du célèbre Wikipédia. Pierre, l’un des trois militants et community manager de profession, décrit le Wiki de Nuit Debout comme un « facilitateur d’échanges entre les uns et les autres ». L’outil collaboratif répertorie ainsi tous les rassemblements en province mais aussi à l’étranger. Pierre, est chargé de joindre toutes les personnes qui peuvent être en possession d’informations, chères à l’alimentation de la page.
Pour Noémie il s’agit surtout d’un état d’esprit basé sur l’intelligence collective : « On se dit tous qu’on sera plus intelligent ensemble qu’individuellement, et puis on croit tous en la démocratie participative ». Elle affirme que « c’est pour ça que personne n’a envie d’être le leader de ce mouvement, personne ne veut se mettre en avant ». De fait, Noémie aurait aimé préserver son identité, trahie par une recherche WHOIS, et par la publication de son nom dans Le Monde.
Mais au fond chacun y trouve son compte et y trouve une façon de s’épanouir personnellement. Pierre confesse que ça fait des années qu’il cherche des gens pour créer un outil d’e-démocratie, c’est grâce au mouvement Nuit Debout qu’il a réussi à trouver. « Ce qui est génial c’est quand tu t’aperçois que derrière il y a des centaines de personnes qui ont pensé à la même chose que toi », ajoute-t-il non sans entrain.
Mouvement parisiano-centré ?
Pour parler de NuitDebout.fr, les trois militants emploient des termes que n’importe quel community manager ou expert SEO emploierait pour parler du site et de son succès, le tout avec un brin d’humour dans la voix. Trois jours après sa mise en place, le site comptait déjà entre 40 000 et 60 000 visiteurs quotidiens. Pour Noémie, « c’est beaucoup, surtout qu’au début c’était une seule page ».
Le site a désormais pour but d’intégrer et d’aspirer les informations des pages déjà existantes en province et ainsi leur apporter de l’audience. Pour eux, ce qui est important c’est de ne pas centraliser le contrôle de l’information puisque nuitdebout.fr c’est un nom de référence. « Alors autant que toutes les villes de province en profitent et que le mouvement ne soit pas cantonné à Paris », ajoute Noémie.
voir des gens debout sur la place de la République, ça a donné envie à beaucoup d’autres de se mobilise chez eux
Alors que les médias traditionnels ont tendance à braquer leurs caméras sur la seule Place de la République, réduisant ainsi la mobilisation à un seul mouvement parisien, les trois nuit-deboutistes refusent d’enclaver le mouvement au seul territoire parisien. D’ailleurs Clément monte au créneau : « A Lyon, un soir alors qu’il pleuvait des trombes d’eau, il y avait beaucoup plus de personnes mobilisées là bas qu’à Paris ». Noémie temporise : « On ne peut oublier le fait que tout vient de Paris, c’est la capitale qui a entraîné tout le reste du territoire ».
Pour eux, il y a quelque chose de très symbolique et voir des gens debout sur la place de la République, ça a donné envie à beaucoup d’autres de se mobiliser chez eux, et de se soulever. D’ailleurs, ils prennent l’exemple d’une application Nuit Debout qui a été développée par une équipe de développeurs basée dans la région d’Aix-Marseille. L’équipe a contacté les militants basés à Paris et leur a offert l’application qu’ils ont développée en une nuit. Celle-ci, libre de droits, pourra être modifiée par n’importe qui. Pour les nuit-deboutistes, ça n’aurait pas été possible sans toute la communication autour du mouvement qui est faite sur les réseaux sociaux.
A plusieurs reprises, les trois collègues de Nuit Debout ont réitéré leur attachement à la « démocratie participative » et à « la démocratie liquide ». Pour eux, le web et le numérique sont les meilleurs moyens de pratiquer cette horizontalité.
Cyber-militantisme, mort de la mobilisation IRL ?
Idéalistes, utopistes ou simplement engagés, les militants répondent à la question de l’avenir du mouvement avec un trait d’humour.
Pour Pierre, « l’avenir du mouvement c’est dans 10 minutes, et c’est ces enchaînements de minutes qui font l’avenir de Nuit Debout ». Le mouvement date d’un mois maintenant, et les militants refusent toute hiérarchisation. « Il est donc logique que Nuit Debout mette plus de temps à se développer qu’un mouvement politique basé sur schéma classique, à savoir un seul et unique chef en haut de la pyramide », dit Pierre.
L’avenir du mouvement c’est dans 10 minutes, et c’est ces enchaînements de minutes qui font l’avenir de Nuit Debout
Mais les militants se félicitent néanmoins d’une chose qui les fait bien rire : « On a 95 000 personnes qui ont liké la page Facebook de Nuit Debout, ce qui est bien plus que le nombre d’adhérents au Parti Socialiste ». Ils assurent récolter en moyenne 5000 likes chaque jour sur Facebook et atteindre 4 millions de personnes sur le réseau social.
Mais toute cette mobilisation sur les réseaux sociaux, n’est-ce pas la mort de la mobilisation dans la rue ? Les trois militants s’en défendent ; pour eux c’est une façon de donner l’opportunité à n’importe qui de participer à un événement. Noémie en est convaincue : « On pense aux gens qui sont à la campagne, là où il ne se passe rien et où il n’y a pas de Nuit Debout. On reçoit aussi des messages sur FB de personnes qui sont handicapées et qui ne peuvent pas sortir de chez elles et qui sont heureuses de suivre le mouvement grâce à internet ».
Pierre reprend d’ailleurs l’exemple du live Periscope de Rémy Buisine qui a été suivi par 80 000 personnes : « des dizaines voire des centaines de personnes se sont déplacées après avoir suivi le stream de Remy Busine, il a réussi à toucher 80 000 personnes dont des indécis qui ont ensuite pu se faire un avis sur le mouvement, ça c’est génial ». Ils sont tous d’accord sur un point, pour eux c’est les réseaux sociaux qui alimentent le mouvement.
Ils voient tous à travers l’outil numérique « l’espoir d’une démocratie ouverte ». Pour eux le problème réside dans le fait que la politique et l’économie ont très peu innové en 200 ans. Pour Pierre, « c’est dingue de voir qu’on arrive à créer des intelligences artificielles et envoyer des trucs sur des planètes, alors qu’au niveau politico-économique c’est le moyen-âge ». Pour Nuit Debout, les outils numérique seraient donc une façon de relancer le progrès.
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