Le drama et les YouTubers, c’est plus qu’une discipline, c’est une tradition. Ce que l’on appelle drama sur la plateforme vidéo de Google n’a rien à voir avec la culture coréenne. C’est une sorte de tradition de la sur-réaction, toujours montée en vidéo bourrée de cris et de pleurs, faite par un vidéaste quand une situation lui déplaît. « YouTube a un problème. Enfin, YouTube a beaucoup de problèmes. Mais le pire implique une chose que je déteste particulièrement : le drama [les polémiques liées à des potins]. » affirmait PewDiePie en avril.
https://www.youtube.com/watch?v=j4vC8OUbzHE
Le réseau de vidéo et ses stars vivent des dramas à un rythme quotidien : une YouTubeuse qui se sent trahie par une marque cosmétique ici, un autre qui se fait refuser à une expo nippone là : le drama est partout (et il faut reconnaître qu’on aime le détester). En somme, le drama est au youtubeur, ce que la mauvaise foi est au twitto : dommageable à la qualité globale du contenu sur la plateforme mais inhérent à son fonctionnement. Si bien que le drama est devenu un code, si ce n’est un sport qui fait, comme les kids l’appellent « de la youtube money. » Alors, comment et pourquoi la presse française s’est-elle autant attachée au sort de Laetitia Nadji, YouTubeuse dont la ligne éditoriale, très respectable par ailleurs, est de proposer un mode de vie zéro déchet ?
Non pas malheureusement pour proposer des réflexions autour de ses propositions et ses sujets, mais bien pour reprendre la vidéo publiée par la vidéaste après son interview avec le président de la commission européenne, Jean-Claude Juncker. Une vidéo dont l’intégrité, si chère à la créatrice, est légèrement contestable : prendre en caméra cachée un représentant de YouTube pendant un brief n’a rien de normal. Mais voilà, notre YouTubeuse se sentait menacée par la plateforme de vidéo. Et l’air de rien, ce mythe du David (gentille YouTubeuse française) contre Goliath (méchant YouTube américain) émerveille la presse hexagonale.
La pièce à conviction du drama est une fumeuse vidéo dans laquelle on voit un représentant de YouTube prier la YouTubeuse de ne pas rentrer frontalement en confrontation avec Juncker. Ce qui, au vu de l’exercice, semble plutôt normal. Un représentant de Google ne serait pas tellement dans son rôle de facilitateur si après avoir réussi à obtenir l’exclusivité d’une interview avec le président de la commission, il encourageait les YouTubers à jouer la nervosité. Mais passons.
Ainsi pris à son insu, le menaçant représentant de la plateforme dit : « C’est déjà une question hyper difficile à répondre pour M. Juncker, tu parles du lobby des sociétés. À un moment, tu ne vas pas non plus te mettre à dos la Commission européenne et YouTube, et tous les gens croient en toi. Enfin, sauf si tu comptes pas faire long feu sur YouTube. » Voilà le seul extrait qui atteste de l’incroyable menace qu’aurait reçue Mme Nadji. C’est peu, surtout pour un extrait capturé à l’insu de tous — pourquoi vient-elle avec une caméra cachée ? — contenu dans une vidéo à charge qui, on l’imagine, a un contexte, forcément absent.
En fait, ce n’est même pas grave que son montage soit subjectif et larmoyant : c’est un drama purement subjectif, d’une vidéaste qui veut que l’on ressente ce qu’elle a vraisemblablement ressenti, mais qui n’est pas nécessairement un reflet de la réalité.
Le programme diffusé en live n’a pas non plus été censuré par YouTube ni en diffusion, ni a posteriori
Du côté de la commission, comme le révèle Politico, il n’y avait pas d’exigence particulière pour les entretiens : « La commission et le président n’avaient pas connaissance des questions posées, comme c’est le cas de chaque interview donnée par le Président. explique Natasha Bertaud, porte-parole de la présidence. Le président était satisfait de l’interview et remercie Debating Europe d’avoir organisé cela, en assocation avec Euronews et YouTube. »
Or, cette explication est confirmée par la vidéo de Mme Nadji, qui montre que YouTube n’avait pas connaissance de ses questions. Néanmoins, pour sa défense, on y voit un représentant vouloir parler à Mme Bertaud à propos d’une question. Ce qui montre que ni la commission, ni YouTube n’est alors en connaissance de l’angle de la vidéaste, mais le souhait de prévenir d’un éventuel malaise est bien présent du côté de YouTube.
Ne pas connaître les questions à l’avance est un procédé peu commun pour une entreprise qui aurait voulu la faire taire. Mme Bertaud ajoute dans le pure player européen que la ligne rouge imposée par la commission était l’égalité des genres et les différences linguistiques afin de représenter la jeunesse européenne. Ce à quoi YouTube s’est plié avec ses trois intervenants, une française, un allemand et un polonais. Le programme diffusé en live n’a pas non plus été censuré par YouTube ni en live, ni a posteriori. Néanmoins, Mme Nadji nomme son replay du direct de YouTube L’interview de Juncker que YouTube et l’UE ne voulaient pas voir : un titre tout droit sorti du monde du clickbait et qui a fortiori est légèrement dramatique. Et faux, dans la mesure où YouTube n’a rien censuré.
D’autant que les fameuses questions épineuses de Mme Nadji ont déjà été posées à de multiples reprises à M. Junker : voir entre autres Libération, France Culture, Bild et bien sûr le très pertinent Corporate Europe. Et sont en quelques sortes des grands classiques : son rapport à la fiscalité du Luxembourg, aux lobbys et à son prédécesseur. Enfin, parlerons-nous du fait que ces sujets étaient en plus suggérés par l’organisation du débat ? Mais là n’est pas l’important : l’interview de la YouTubeuse n’est d’ailleurs pas mauvaise du tout, bien au contraire.
Comment les médias, et pas toujours les moins honnêtes, ont-ils pu manifestement laisser tout discernement de côté pour relayer un drama qui s’avère, en réalité, bien mince ? Quelque part entre la conspiration et l’euroscepticisme le plus vulgaire, Mme Nadji nous rappelle que le regard critique sur les nouveaux médias n’est inné pour personne.
Mme Nadji s’est vue proposer un contrat par YouTube, qu’elle a publiquement décliné pour s’occuper de son business rentable d’un mode de vie zéro déchet. Et son drama lui a donné une visibilité sans précédent, avec plus de 70 000 vues à l’heure actuelle. Or, là où on peut la féliciter, c’est que sans ses accusations, une interview de Juncker n’aurait pas grandement intéressé YouTube. Et encore : la très sérieuse interview de Jonas, le vidéaste allemand, cumule plus de vues que celle de Le Corps La Maison L’esprit Laetitia…
Le business du drama ne vaut donc que pour ceux qui aiment voir le complot où il n’est pas. Seraient-ils plus nombreux de notre côté du Rhin ?
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