L’antiterrorisme français a tellement de données à gérer qu’il n’est plus capable de faire face seul, à tel point que les services de renseignement sont désormais obligés de solliciter l’aide d’entreprises étrangères afin de leur déléguer une partie du travail. C’est ce que révèle l’hebdomadaire Paris Match : la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a dû se résoudre à passer un contrat avec une société américaine pour se décharger un peu de la masse d’informations qu’elle a à traiter.
Et ce n’est pas n’importe quelle entreprise qui a été contactée par les agents français. Il s’agit en effet de Palantir Technologies, une entreprise spécialisée dans l’analyse de données en très grand nombre — le Big Data — dont les services sont visiblement très appréciés outre-Atlantique. Un document interne qui a fuité début 2015 montrait que des organisations comme la NSA, la CIA, le FBI, les Marines, le département de la sécurité intérieure, l’Air Force, West Point ou encore les opérations spéciales y recourent.
Palantir Technologies n’est pas très connue de ce côté-ci de l’Atlantique. Son nom avait été associé à une affaire de déstabilisation de WikiLeaks en 2011. Un piratage avait permis de mettre la main sur des mails décrivant tout un mode d’emploi pour détruire le site du lanceur d’alerte Julian Assange. Ces informations avaient été confirmées par le président de la société, qui faisait en fait une liste des actions possibles contre WikiLeaks, mais il avait alors rejeté toute la faute sur l’entreprise HBGary, qui avait vu sa messagerie piratée.
Aux États-Unis en revanche, elle bénéficie d’une notoriété plus importante. Il faut dire qu’on lui prête un rôle important dans la traque d’Oussama Ben Laden en 2011 — qui a été tué cette année-là — et qu’elle est assez proche des sphères de pouvoir américaines. Elle a été financée par la CIA et Condoleezza Rice, secrétaire d’’État sous George Bush, et George Tenet, ancien directeur de la CIA, ont rejoint la société comme conseillers.
C’est à la fin novembre que la DGSI et Palantir Technologies ont fini par trouver un accord après des mois de discussion. Les détails du contrat ne sont évidemment pas connus mais Paris Match indique que la mission confiée à Palantir est d’analyser le Big Data en matière de terrorisme au profit de l’agence française. L’hebdomadaire ajoute que des agents de la DGSI ont d’ores et déjà été formés aux outils de Palantir, mais qu’une partie de ce travail sera quand même confiée à Palantir elle-même.
L’incapacité de l’antiterrorisme français à faire face à l’afflux de mégadonnées avait déjà été esquissée par Patrick Calvar, le patron de la DGSI, lors de son audition devant les membres de la commission de la défense nationale et des forces armées, le 12 mai 2016. « Nous ne manquons pas de données ni de métadonnées, mais nous manquons de systèmes pour les analyser », déclarait-il. Il ajoutait « qu’en matière d’interceptions, nous sommes confrontés à une énorme masse de données ».
Mais quitte à décloisonner pour faire appel à des sociétés privées, pourquoi ne pas aller chercher du côté des entreprises hexagonales ? Patrick Calvar expliquait alors que « les entreprises françaises qui développent des systèmes ne sont pas encore capables de répondre à nos besoins, alors que nous devons acquérir ce Big Data immédiatement. Nos camarades européens sont dans la même situation ». Les Français et les Européens étant hors-jeu, il ne restait de fait plus qu’un choix : les Américains.
Question de souveraineté
Lors de son audition, Patrick Calvar déclarait « qu’il est hors de question de partager notre souveraineté ». Il n’en demeure pas moins que l’accord conclu entre la DGSI et Palantir Technologies pose des questions de souveraineté, car il s’agit ni plus ni moins que de faire sous-traiter du renseignement relatif à la sécurité nationale à une entreprise étrangère. Et cela, même si celle-ci est implantée dans un pays ami et allié — bien que dans les relations internationales, les États n’ont pas de véritables d’amis, mais simplement des intérêts.
Il semble que le contrat avec Palantir n’ait pas vocation à durer trop longtemps. C’est en tout cas ce qu’on peut comprendre entre les lignes de l’audition de Patrick Calvar : « nous ne sommes pas frileux vis-à-vis des nouvelles techniques ; nous les déployons progressivement ». La DGSI se laisse peut-être le temps de monter en puissance ou de permettre aux entreprises françaises de remplacer Palantir. La procédure suivie est la même que pour les drones : on achète d’abord américain avant de développer une filière nationale.
Nous manquons de systèmes pour analyser les données
Il faut en tout cas espérer que ça ne dure pas trop longtemps. Cité par Paris Match, un agent des services français explique que « l’accord avec les Américains n’a pas été choisi, ils sont les seuls à disposer de cette technologie qui nous est nécessaire. Surtout, avec Palantir, les services US vont disposer d’une fenêtre grande ouverte sur des informations sensibles et notre lutte antiterroriste. C’est un moindre mal, mais il ne faut pas être dupe ».
Reste enfin une dernière question : la botte de foin dans laquelle la DGSI cherche l’aiguille du terrorisme n’est-elle pas devenue trop grosse ? À vouloir tout capter, tout analyser, tout déchiffrer, la direction générale de la sécurité intérieure ne risque-t-elle pas de se retrouver avec trop de données à traiter, à ne plus savoir qu’en faire ? Jean-Jacques Urvoas, alors président de la commission des lois, disait que les Français, en matière de renseignement, pêchent «au harpon », tandis que les Américains pêchent « au filet ».
Il faut croire que le bateau du renseignement français a changé d’outil.
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