Il est 20 heures 30 quand les portes de la Philharmonie 2 se ferment sur un public qui ne sait pas vraiment ce qu’il s’apprête à voir. Maelström : une soirée de musique contemporaine qui s’inscrit dans le week-end Turbulences Numériques, un des nombreux OVNI de la programmation éclectique de la Philharmonie.
Le nom de la soirée n’a pas été donné au hasard. Le thème est le tourbillon : de notes, d’idées, de concepts qui ont pour dure mission de donner une image du numérique dans les compositions artistiques actuelles. Les arts plastiques ont vite adopté ces nouveaux moyens d’expression, avec des créations hybrides ou totalement numériques et la musique live en a fait un élément du show à part entière. Écrans géants, jeux de lumière et autres hologrammes rythment aujourd’hui les concerts.
Comment réaliser de l’art numérique qui ne soit pas un à-côté de l’œuvre mais sa totalité ?
Et pourtant, le champs des possibles est à peine entr’ouvert. Comment réaliser de l’art numérique qui ne soit pas un à-côté de l’œuvre mais bien sa totalité ? C’est à cette question que la Philharmonie a essayé de répondre en invitant sur scène des artistes qui ont fait de la production visuelle assistée par ordinateur une nouvelle portée à suivre avec autant de rigueur.
Si l’intention est louable et que les prestations des différents ensembles étaient tout autant agréables que surprenantes, il aura fallu attendre le duo de Franck Vigroux et Antoine Schmitt pour avoir une véritable réponse. Avant eux, le spectateur intrigué a pu se demander ce que ces groupes avaient à voir avec le numérique ou l’avenir de l’art, avec des morceaux et performances, certes contemporaines, mais plus que classiques.
Alors oui, CLUSTER-X d’Edmond Campion et Kurt Hentschläger mariait finement la programmation vidéo, la musique et l’orchestration des deux en temps réel. Mais au-delà de la prouesse technique, ce que voyait le spectateur, c’était une prestation musicale inspirée accompagnée de la projection d’un clip vidéo abstrait sur lequel les corps s’enchaînent et rebondissent : rien de véritablement nouveau pour qui ne connaît pas les dessous de ce type de création.
Tempest
Tout cela n’était qu’un long préambule à Tempest. Deux consoles, deux artistes se font face. Le premier compose de la musique électronique, le second s’occupe de la vidéo. Ce récital moderne commence par un point fixe au centre d’un écran géant sur lequel se projettent les ombres nettes des deux artistes. Ce pixel central, qui n’est qu’un point de lumière blanche dans le noir de la salle prend vie à la première note : il ondule, rebondit et se réveille alors que Franck Vigroux prépare l’oreille de ses spectateurs à sa composition par un grondement sourd, lancinant, qui rappelle l’orage au loin. La salle est figée, la tempête approche.
D’un coup, Vigroux déchaîne le rythme et Schmitt explose son point à l’écran ; jaillissent alors une multitude de pixels qui explosent sur le rythme des basses saturées du compositeur, ponctuant les sons qu’on imagine venus d’un vaisseau spatial. Comme lors d’une tempête en pleine mer, le flux de lumière projetée composé de micro points autonomes mime la houle et vient se heurter au cadre insubmersible de l’écran. On a devant soi l’explosion cosmique initiale, le big bang dans une petite salle de l’est parisien.
La montée en puissance musicale accompagne la formation du véritable Maelström, le tourbillon aquatique qui engloutit les navires. Chaque petit pixel autonome met de l’énergie à la tâche pour produire un mouvement circulaire qui vient remplir l’écran alors que la musique se fait de plus en plus forte, de plus en plus compressée. L’intensité de ces quelques minutes exerce une pression sensible chez les spectateurs qui ont arrêté de bouger — d’autres n’ont pas supporté et ont quitté la salle.
23 heures sonnent, les points se rassemblent au centre de l’écran pour revenir à leur état initial, la musique s’arrête. Rideau, standing ovation : la salle respire, conquise. En sortant, on sent avoir assisté à un quelque chose artistique qui n’a pas eu de précédent, une forme singulière d’art presque total qui marie l’audition et la vue suscitant à égale intensité les deux sens pour provoquer un ressenti qui mêle le plaisir et le malaise.
Et malgré la réussite, on sent encore que cette porte vient à peine de s’ouvrir : technique du siècle dernier, la projection simple sur un écran ne permet pas au spectateur de se sentir écrasé par la représentation visuelle. De notre siège, nous voyons l’écran, le projecteur, la barre d’enceintes qui vient cacher une partie de la projection. C’est presque comme si le dispositif avait l’effet inverse à celui attendu par les créateurs : au lieu de nous faire vivre une expérience multi-sensorielle, il nous fait sortir de la seule sensibilité — il nous fait réfléchir.
Beaucoup ferment les yeux pour se sentir porter par la musique ; ici, l’œil est nécessaire à l’expérience et ne peut s’empêcher de voir tous les artifices qui se disputent autour de l’art. Oui, l’art numérique devra sûrement changer de médium s’il souhaite rester à l’avant-garde. Et peut-être que la réalité virtuelle lui donnera son prochain terrain d’expression.
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