En 1951, l’acteur américain Sheb Wooley tient un rôle de figuration dans le film de Raoul Walsh Les aventures du capitaine Wyatt. Pour sa prestation pourtant remarquée, cet habitué des westerns, qui a connu son heure de gloire dans la série Rawhide avant de se lancer dans la musique, n’est même pas crédité… et pourtant, Sheb Wooley va participer sans le savoir à créer l’un des running gags les plus récurrents de l’histoire du cinéma sonore.
Sheb Wooley est à l’origine du fameux cri Wilhelm
Car Sheb Wooley est à l’origine du fameux cri Wilhelm, un hurlement caractéristique que vous avez forcément déjà entendu, peut-être sans le savoir, dans une importante quantité de films. Et pour en arriver là, le hurlement a déjà eu un démarrage caractéristique : dans Les aventures du capitaine Wyatt, le soldat joué par Sheb Wooley se fait dévorer par un alligator alors qu’il traverse une rivière en compagnie des personnages joués par Gary Cooper et Mari Aldon.
Mais si la scène est réussie, la prise de son, elle, l’est moins. C’est donc en studio, après le tournage, qu’une série de cris est enregistrée par les acteurs pour être apposée ensuite sur les images lors du montage sonore. Une pratique très courante à l’époque, qui est, d’ailleurs, encore largement utilisée aujourd’hui.
En studio, la consigne est simple : il faut « le cri d’un homme se faisant dévorer par un alligator ». En tout, 6 prises sont effectuées. La cinquième est gardée pour la scène en question, les autres serviront plus loin dans le film. Le film de Raoul Walsh sort, et on retient bien davantage Gary Cooper que le cri de détresse d’un bidasse en train de se faire croquer dans une rivière. Et les hurlements rejoignent quant à eux la collection sonore de la Warner, qui laisse la possibilité aux monteurs son d’y puiser si besoin est.
Il est intéressant de préciser que si on attribue depuis longtemps ce cri à Sheb Wooley, l’industrie s’est longtemps demandée s’il en était le véritable auteur. C’est après la mort de l’acteur et musicien que son épouse, Linda Dotson, a confirmé en interview que c’était bien le cas. « Il plaisantait sans arrêt sur son talent à crier et mourir dans les films » avait-elle notamment déclaré en 2005.
Pour autant, on ne parle pas de « cri Wooley » …
La flèche de Wilhelm
Passé inaperçu car finalement éclipsé par la scène dans laquelle on le trouve à la base, le hurlement va connaître un succès inespéré dans sa redondance. Pendant les années 50, 60 et 70, les monteurs son vont ainsi le sortir ponctuellement du stock sonore de la Warner, pour le glisser çà et là dans diverses productions. On peut citer des films comme Les Monstres attaquent la ville (1954), La Terre des Pharaons (1955), Patrouilleur 109 (1963) ou encore Une Étoile est née (1953) où le cri est même utilisé deux fois. Il est amusant de constater que ces films n’ont, pour la plupart, strictement rien à voir les uns avec les autres, si ce n’est leur connexion avec la Warner.
Sans internet, difficile de remarquer le phénomène
Mais durant ces décennies, personne ne semble remarquer que ce hurlement est utilisé à corps… et à cri. À une époque comme la nôtre, ce genre de gimmick ne serait pas resté dans l’ombre bien longtemps, et aurait rapidement fait les beaux jours des forums en ligne, comme Reddit. Mais dans les années 70, Internet n’existe pas encore, et à moins d’être un cinéphile très assidu, difficile de remarquer le phénomène.
Et justement, c’est là qu’intervient Ben Burtt, à l’époque étudiant en cinéma à l’Université de Californie du Sud. Fasciné par les effets sonores, le jeune homme remarque que le cri revient dans de nombreux films. Il embarque Richard Anderson, camarade de promo, dans ses recherches. C’est à ce moment-là que le fameux hurlement va prendre le nom de « cri Wilhelm », en référence au soldat Wilhelm qui se prend une flèche dans la jambe dans le western La Charge sur la rivière rouge, sorti en 1953.
De fait, le nom du cri lui vient de sa seconde utilisation au cinéma, et non pas de la première : le son aurait dû, dans cette logique, s’appeler le cri Jessup en référence au personnage joué par Sheb Wooley. Mais c’est finalement le personnage incarné par un comédien nommé Ralph Brooke qui lui a donné le nom que l’on connaît.
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Ben Burtt, Pixar
Ben Burtt, ambassadeur d’un cri
Jusqu’à sa découverte par Burtt, le cri Wilhelm était utilisé — on le suppose — de manière inconsciente par les monteurs son, qui l’employaient parce qu’il convenait à des situations spécifiques. Ben Burtt va, de son côté, réellement démocratiser l’usage conscient de ce fichier son. Il commence par l’intégrer dans ses travaux d’étudiant au début des années 70 : à cette époque, il n’en détient pas les droits, et « emprunte » le son en le découpant dans l’un des films qui l’utilise.
Alors qu’il se destinait à la production cinématographique, Ben Burtt se réoriente bien vite vers le design sonore. Son travail d’étudiant, très remarqué en raison, notamment, de certaines récompenses reçues, lui ouvre rapidement les portes d’Hollywood. En 1977, Burtt est embauché par un jeune réalisateur barbu portant le nom de George Lucas, qui s’apprête à tourner un film de science-fiction nommé Star Wars. Il a besoin d’une nouvelle approche sonore pour imposer son univers, et Ben Burtt devient l’homme de la situation.
Et si Ben Burtt va effectivement contribuer très largement à la conception de l’univers sonore de la saga, il va également lancer une mode surprenante : celle consistant à placer le cri Wilhelm de la manière la plus cohérente et nonchalante possible dans un environnement sonore, quel qu’il soit. À commencer par la première trilogie Star Wars, qui devient un terrain de jeu pour le designer sonore. « Je me souviens qu’un jour, George Lucas m’a demandé « tu vas encore utiliser ce cri ? », donc même lui l’avait reconnu. J’ai donc essayé d’arrêter de l’utiliser par la suite, mais c’était déjà trop tard, mes équipes me forçaient à le mettre » racontait Burtt en 2016 dans une interview.
On retrouve le cri dans tous les films sur lesquels va travailler Ben Burtt pendant plusieurs décennies, incluant notamment Willow et la saga Indiana Jones. Mais Burtt n’est pas le seul à pratiquer l’exercice : Richard Anderson, son ancien camarade de fac devenu un confrère, entre lui aussi aussi dans la danse. Il glisse le cri dans de nombreux films dont Poltergeist (1982), Batman Returns (1992) et La Planète des Singes version Burton (2001).
Petit-à-petit, Burtt et Anderson contaminent le monde du montage sonore hollywoodien. Il faut dire que les deux experts ont fait l’acquisition du son pour l’intégrer au catalogue de leurs studios respectifs, Skywalker Sound pour le premier, et Weddington Productions pour l’autre. Ces studios ayant travaillé sur de multiples productions de majors d’Hollywood, et notamment de nombreux films des studios Disney, ceci explique en grande partie pourquoi on retrouve le cri Wilhelm dans une incroyable quantité de long-métrages ces quarante dernières années. Si l’on tend l’oreille, on le trouve notamment dans La Belle et la Bête (1991), Aladdin (1992), Toy Story (1995) ou encore Hercule (1995) en l’espace de quelques années.
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Avant le cri
Un gimmick de geek ?
Des années 50 à nos jours, le cri Wilhelm a été recensé des centaines de fois au cinéma. Certains cinéphiles mordus du phénomène ont plusieurs fois cherché à cataloguer tous les films dans lesquels on peut l’entendre : on trouve, sur Internet, de nombreuses listes allant dans ce sens, comme Hollywood Lost and Found qui recense 217 films et épisodes de séries, mais qui n’est plus à jour depuis 2010. Il mérite cependant d’être visité puisqu’il s’agit d’une des premières tentatives de base de données du net sur le sujet.
Aujourd’hui, l’une des listes les plus complètes s’avère être celle du site TV Tropes, qui recense le cri dans de multiples types d’œuvres, allant du cinéma aux jeux vidéo, en passant par les références glissées dans d’autres médias, comme la littérature ou la bande dessinée. Un petit tour dans cette immense liste permet de réaliser à quel point le cri Wilhelm s’est popularisé au fil du temps, auprès des cinéphiles, mais également au sein d’œuvres ayant souvent un lien avec la pop culture, comme les comics, les jeux vidéo et les séries fantastiques.
Une dérive que l’on peut trouver étonnante puisqu’à la base, le cri Wilhelm a surtout été utilisé dans des western… mais son apparition dans la saga Star Wars a très probablement été déterminante dans son adoption dans une catégorie de films d’aventure et de science-fiction qui ont posé les bases d’une modernité cinématographique, et ont inspiré de nouveaux créateurs. Du clin d’œil à l’hommage, il n’y a parfois qu’un pas.
Du clin d’œil à l’hommage, il n’y a parfois qu’un pas
Selon Ben Burtt, l’utilisation du cri Wilhelm par les monteurs son est quelque chose qui est « passé inaperçu pendant près de 20 ans ». À l’occasion d’une conférence donnée en 2013 durant la convention Star Wars Celebration Europe, le designer sonore expliquait que, selon lui, c’est Internet qui a sorti le cri de son statut de private joke entre monteurs son. « Internet a permis de rassembler suffisamment de fans capables de reconnaître ce son et le dévoiler véritablement au grand public. »
Lorsqu’on observe la liste des films dans lesquels on peut entendre le cri Wilhelm, on trouve, à partir des années 80, un nombre conséquent de films d’action, d’aventure et de science-fiction, ainsi que de films d’animation de studios variés, ce qui ne surprend pas vraiment compte tenu de l’histoire de son expansion. Il est cependant plus surprenant de découvrir qu’on l’entend dans la totalité de la saga Twilight, dans le film français Tomboy (2011) dans la série Game of Thrones, et même dans… Plus Belle la Vie !
S’il a été popularisé au cœur de la pop culture, le cri Wilhelm semble désormais appartenir à tous, même s’il interpelle encore aujourd’hui, surtout les plus connaisseurs. Mais Internet étant passé par là, il existe désormais de multiples compilations qui permettent de se faire une idée de son étendue dans une sphère multimédia de plus en plus vaste. Saviez-vous que l’on peut entendre le cri dans les jeux World of Warcraft, The Last of Us, Mass Effect 2 ou encore The Witcher 3, et qu’un personnage de Borderlands 2 est nommé Wilhelm en référence au fameux hurlement ? La liste est décidément bien longue…
Un cri qui énerve
S’il est plus populaire que jamais, le cri Wilhelm a pourtant connu un triste revers en 2003. Cette année-là, Sheb Wooley, qui s’est reconverti dans la musique à la fin des années 50 – et avec succès – après une carrière prolifique dans les westerns, décède d’une leucémie à l’âge de 82 ans. Ben Burtt, qui depuis ses premières utilisations du cri, n’a pas chômé et a reçu au passage plusieurs Oscars, est à une étape de sa carrière : en 2005, il quitte Skywalker Sound pour rejoindre Pixar et travailler sur Wall-E. À cette occasion, il annonce qu’il arrêtera d’utiliser le cri Wilhelm dans ses films, maintenant que Wooley est décédé.
Mais le fait est que la petite plaisanterie de Ben Burtt et Richard Anderson a pris une ampleur démesurée. C’est d’ailleurs entre 1999 et 2011, période où le cri Wilhelm est abandonné par son principal utilisateur, qu’il se retrouve le plus utilisé au cinéma, comme en témoigne le graphique réalisé par Priceconomics en 2015.
Si le cri Wilhelm est aujourd’hui bien plus connu qu’il y a 20 ou 30 ans, il n’en reste pas moins anecdotique pour un grand nombre de spectateurs de cinéma et d’autres médias. Mais pour d’autres, il est devenu source d’agacement. Sur Reddit, on s’interroge depuis quelques années : « trop réutilisé, ou partie de l’histoire du cinéma ? » Les avis sont partagés, et si un certain nombres n’y voient qu’une plaisanterie à prendre comme telle, pour d’autres, le cri Wilhelm brise l’immersion lorsqu’il est entendu.
« Chaque fois que je l’entends, il me sort de l’action, de l’immersion, et je prends conscience que je suis en train de regarder un film », explique un internaute, tandis qu’un autre estime que si le cri est considéré comme étant surutilisé, alors il faut pointer du doigt des dizaines de gimmicks cinématographiques. « Pourquoi tous les réalisateurs peuvent copier Hitchcock sans que personne ne soit choqué, alors que quand un monteur son fait la même chose, tout le monde lève les bras au ciel ? »
On peut considérer que les deux opinions sont valables. Force est de constater qu’une fois qu’on a identifié le cri Wilhelm, il est difficile de l’ignorer quand on l’entend : vous en ferez peut-être l’expérience – pas trop amère, on l’espère – après la lecture de cet article. Certains bloggueurs suggèrent même aux monteurs son de « faire une pause d’une dizaine d’années » dans l’utilisation du cri. Mais si vous allez voir Tous en Scène ou Lego Batman au cinéma, alors vous l’entendrez.
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Respecter la tradition
Un mème sonore, qui brise les codes
L’univers filmique d’un métrage se nomme la diégèse : tout ce que la diégèse englobe appartient au film. C’est une notion facile pour expliquer ce qui est du temps du récit – qui s’oppose à la durée du film – ses personnages, son univers… mais un peu plus difficile à expliquer pour ce qui est du son. Un personnage qui écoute de la musique dans sa chambre bénéficie d’un son intra-diégétique – interne à la diégèse – tandis qu’une musique destinée à rythmer une scène et qui n’est pas entendue par les personnages sera, quant à elle, extra-diégétique – et donc extérieure à la diégèse, juste là pour le plaisir du spectateur.
Le cri Wilhelm est un peu entre les deux. S’il est entendu par les personnages d’une œuvre, il a une connotation à l’extérieur, il a une double signification. Il brise, d’une certaine façon, ce qu’on appelle le « quatrième mur », expression tirée du théâtre lorsque le comédien sur scène s’adresse au public dans la salle. À la base, c’était surtout un clin d’œil d’un monteur son aux initiés, ceux qui savaient. Aujourd’hui, il s’adresse, en prime, à un public d’avertis.
Qu’il amuse ou agace, le cri Wilhelm fait indubitablement partie de l’histoire du cinéma
Peut-être que le cri Wilhelm, par sa position « péri-diégétique », fait sortir le spectateur du film pendant quelques instants en lui faisant prendre conscience qu’il s’agit d’une fiction. Mais c’est loin d’être le seul gimmick cinématographique du genre : personne ne s’émeut vraiment de voir Stan Lee, personnalité bien réelle, s’incruster dans des rôles variés dans les films Marvel, dont il est généralement l’un des créateurs des personnages. C’est pourtant fondamentalement le même principe.
Qu’il amuse ou agace, le cri Wilhelm fait indubitablement partie de l’histoire du cinéma, et il permet également de mettre en valeur un job absolument essentiel, à savoir celui de monteur son.
Ça valait quand même le coup de se faire dévorer par un alligator, non ?
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