Avez-vous déjà essayé de hisser une bouteille de plongée sur votre dos ? C’est une expérience. Imaginez-vous au milieu d’un parking chauffé par un soleil de plomb, suant sous votre épaisse combinaison, tenant d’une main la bretelle de votre gilet et contemplant désespérément votre bloc de 20 kg irrémédiablement vissé au sol. Car oui, vous n’êtes pas encore dans l’eau, ni sur le zodiac, ni même en train de marcher sur la jetée, peinant sous la charge sous le regard amusé des vacanciers, mais vous allez déjà devoir accomplir un petit exploit personnel en procédant à un arraché-levé-jeté de bloc sur les épaules.
Et c’est à ce moment que la pensée qui traverse au moins une fois l’esprit de tout plongeur vous atteint à votre tour : « qu’est-ce que je fous là ? »
Vous comprenez mieux maintenant la folie qui s’est emparée du web en avril lorsqu’une campagne de crowdfunding s’est organisée sur Indiegogo autour d’un projet de respirateur miniature nommé, à tort, Triton Gills (les branchies de triton).
Ce projet, qui avait déjà parcouru la toile en 2014, permet selon ses concepteurs, Jeabyun Yeonrea et Saeed Khademi, respectivement designer et entrepreneur, de respirer tel un poisson pendant 45 minutes à 5 mètres de profondeur en séparant l’oxygène de l’eau et en l’envoyant dans la bouche du plongeur au moyen d’un micro-compresseur. Comble de la hype, James Bond et Obi-Wan Kenobi utilisent un gadget similaire. Gadget prévu pour tomber pile sous le sapin à la fin de l’année 2016. Il n’en fallait pas plus pour faire tourner les têtes.
Le succès de la campagne (880 000 $ les huit premiers jours, puis 445 000 $ en un mois après réinitialisation) fut aussi fulgurant que la férocité des articles souhaitant prouver la stupidité du concept. Pendant que certains happy few les commandaient au kilo, d’autres expliquaient point par point pourquoi rien dans cet appareil ne pourra jamais fonctionner.
Sauf que la réalité n’est pas si tranchée. D’abord, soyons réalistes, vous ne trouverez pas de Triton dans vos chaussons, du moins pas en 2016 et pas sous cette forme. Les défis technologiques à relever sont énormes. Certains éléments du système existent néanmoins de manière indépendante dans l’industrie. D’autres sont en développement au sein des labos. Ce sont ces portes que nous avons poussées avec une question en tête : les technologies mises en avant par l’équipe de Triton Gills sont-elles plausibles ?
Filtrer pour respirer
L’équipe du projet n’ayant jamais répondu à nos sollicitations, pas plus qu’à celles des autres médias, nous nous contenterons des informations fournies par le site web. Ce dernier est particulièrement avare en détails techniques, mais on y trouve tout de même des informations intéressantes.
Il indique par exemple que le Triton renferme dans chacune de ses branches une fibre microporeuse capable de filtrer l’eau pour en extraire l’oxygène indispensable à la vie. L’industrie connait très bien cette technologie sous le nom de membrane semi-perméable. Ces membranes possèdent la propriété d’être étanches à l’eau et de laisser passer les gaz dissous lorsqu’on modifie la pression d’un côté ou de l’autre de la membrane. On trouve ce procédé dans les foyers pour purifier l’eau ou encore dans les hôpitaux pour assurer l’oxygénation extracorporelle des nouveau-nés en difficulté respiratoire. C’est aussi de cette manière que l’air passe naturellement entre nos alvéoles pulmonaires et la circulation sanguine.
Dans le cas de notre plongeur, il y a cependant un hic : « L’eau de mer contient de l’air dissous (oxygène et azote), explique Bernard Gardette, ancien directeur scientifique de la Comex (Compagnie maritime d’expertises). Or, les membranes semi-perméables ne permettent pas de récupérer directement l’oxygène dissous dans l’eau, mais l’air dans son ensemble. Il faut ensuite dissocier l’azote de l’oxygène. Et cela passe la plupart du temps par un processus chimique. »
C’est d’ailleurs ainsi que fonctionnent les concentrateurs à oxygène utilisés dans le traitement de l’insuffisance respiratoire. Ces appareils, dont les plus petits pèsent environ 2 kg et se portent en bandoulière, font passer l’air dans un contenant rempli de zéolithe, un cristal microporeux capable de piéger l’azote tout en laissant passer l’oxygène.
« De plus, on ne trouve dans l’eau à température ambiante que 3% du volume d’air présent, poursuit le chercheur. Pour récupérer 3 litres d’air, il faudrait donc filtrer 100 litres d’eau. Même si les membranes sont repliées sur elles-mêmes pour assurer une grande surface d’échange, la machine semble largement sous-dimensionnée. »
Un rapide calcul permet de déterminer que le débit du filtre varie entre 200 et 300 litres d’eau par minute selon les efforts du plongeur.
Il suffit d’une surpression de 0,3 bar pour provoquer une distension alvéolaire dans les poumons
Sous cet angle, le Triton est une sacrée bonne affaire. Car pour 300 $, il permet de respirer sous l’eau, remporte la palme du plus puissant scooter sous-marin et trouve naturellement sa place parmi les Karcher professionnels.
En revanche, l’idée d’injecter l’air directement dans la bouche du plongeur au moyen d’un compresseur est très mauvaise Il suffit en effet d’une surpression de 0,3 bar pour provoquer une distension alvéolaire dans les poumons, soit une variation de profondeur de 3 mètres. Au-delà, les alvéoles se déchirent. Le compresseur doit donc rester extrêmement précis en toutes circonstances, à toutes profondeurs et ajuster son débit en fonction de l’effort inspiratoire instantané. Le détendeur classique, redoutable de précision, a encore de beaux jours devant lui.
Noyer les poumons pour vivre : dès les années 50
Si les caractéristiques du Triton prêtent à sourire, Bernard Gardette se garde bien de tout rejeter en bloc : « Il n’y a rien de faux sur le principe, mais il y a des ordres de grandeur à respecter, comme le besoin en oxygène d’un être humain de 70 kg. Et sur ce point, la description de l’appareil laisse perplexe. Mais après tout, je ne veux pas jouer les rabat-joie, la recherche avance et l’équipe possède peut-être un secret industriel dans ses cartons. »
La recherche avance en effet, parfois à grands pas. Qui aurait pu prédire en 2007 notre quotidien technologique ? N’avez-vous pas déjà souffert pour ces plongeurs du film Abyss tandis que leurs poumons se remplissaient de liquide ultra-oxygéné ? De la science-fiction ? Pas vraiment.
La respiration liquidienne est un procédé maîtrisé. Elle consiste à noyer les poumons avec une solution de perfluorocarbones. Dans les années 60, après une série d’essais concluants, le professeur Johannes Kylstra est le premier à tenter l’opération sur un homme, en l’occurrence un condamné à perpétuité volontaire en échange d’une remise de peine. Si la respiration liquidienne n’a jamais passé le filtre d’applications spécialisées comme le traitement médical des grands prématurés, c’est parce que le processus de réanimation est complexe et la prise en charge similaire à celle d’une noyade.
D’autres solutions comme l’hémosponge ou plus récemment le « cristal Aquaman », capables de capter l’oxygène et de la relarguer par élévation de température, possèdent des caractéristiques qui les destinent plutôt à l’industrie et au milieu médical.
Triton aurait pu se reposer sur une technologie plus simple à mettre en œuvre et largement utilisée : le recyclage d’air. Ces machines font le bonheur des plongeurs experts, en particulier les biologistes et les vidéastes. L’air expiré passe à travers une cartouche de chaux sodée qui retient le gaz carbonique. À la sortie de la cartouche, des sondes analysent la teneur du gaz en oxygène et commandent l’injection du complément depuis une petite bouteille avant d’être redonné au plongeur. Cette technique permet de rester très longtemps sous l’eau, de ne pas faire de bulles et de rester extrêmement stable.
Mais le recycleur possède deux inconvénients majeurs pour le Triton : on ne peut pas miniaturiser à l’infini la cartouche de chaux ainsi que les faux-poumons destinés à améliorer le confort respiratoire. En outre, ces machines sont lourdes et demandent une attention non compatible avec une activité de plage. L’équipe de Triton a donc dû choisir entre se faire une place sur le marché de niche des recycleurs ou proposer un concept radicalement nouveau, quitte à le transformer en machine à vagues.
De la micro-batterie 3D au micro-supercondensateur
La technologie retenue par Triton est donc plausible à défaut d’être réalisable sans un secret bien gardé. Pour assurer sa puissante filtration, un compresseur doit nécessairement créer le courant dans les branches du système.
Et cela ne se fait qu’au prix d’une incroyable dépense d’énergie. Une comparaison avec les batteries utilisées par les purificateurs d’eau laisse penser que le système de filtration du Triton consommerait en 45 minutes autant qu’un appartement de 50m² chauffé par radiateur électrique pendant une journée hivernale ou que deux voitures électriques citadines.
le système de filtration du Triton consommerait en 45 minutes autant qu’un appartement de 50m² en hiver
Un si petit dispositif ne peut qu’utiliser une source d’énergie minuscule et très puissante. L’équipe explique sur son site web utiliser « une batterie lithium-ion modifiée, 30 fois plus petite que ce qui existe et au pouvoir de charge 1000 fois plus rapide ».
Les batteries, et plus particulièrement les micro-batteries, sont le domaine d’expertise de Christophe Lethien, enseignant-chercheur à l’Institut d’électronique de microélectronique et de nanotechnologie du CNRS de Villeneuve d’Ascq. Avec Thierry Brousse, professeur à l’Institut des Matériaux de l’université de Nantes, ils développent au sein du réseau français sur le stockage électrochimique de l’énergie (RS2E) des « microbatteries 3D tout solide » à ions lithium.
« Les batteries à ions lithium que nous trouvons dans nos appareils photo et nos smartphones possèdent une densité d’énergie maximum de l’ordre de 300 mWh par centimètre carré, explique le chercheur. Toute leur performance tient dans l’épaisseur des électrodes qui font 100 à 200 microns d’épaisseur. »
C’est ce qu’on appelle la technologie « couche épaisse ». Dès lors que l’on souhaite alimenter des objets miniatures tels que des micro-drones ou des micro-capteurs communicants, les contraintes de fabrication imposent l’utilisation d’une technologie dite « couche mince ».
Si cette technologie permet aujourd’hui de commercialiser des micro-batteries de l’épaisseur d’une feuille de papier bristol, elle ne permet pas de dépasser 2 mWh. Beaucoup trop peu pour concurrencer nos batteries de téléphone et alimenter notre respirateur sous-marin.
Pour espérer trouver un dispositif à la fois petit et puissant, il faut combiner deux technologies « couche mince », encore au stade expérimentale : les micro-batteries 3D et les micro-supercondensateurs.
Pour augmenter artificiellement la taille de la batterie, l’astuce de la technologie 3D consiste à utiliser un support constitué de creux, de bosses et de reliefs, à l’instar de ce qui est fait dans le corps humain par l’intestin grêle (cet organe vital occupe une place de 0,5 m2 dans notre ventre mais une fois « déplié », sa surface atteint 300 m2). Ce concept mis au point par les chercheurs de l’IEMN et de l’IMN a été publié dans la revue Advanced Energy Materials en 2014.
La puissance, elle, vient des micro-supercondensateurs, une nouvelle technologie qui a fait l’objet d’une publication dans la revue Science en février 2016. Trois laboratoires du RS2E (l’IEMN de Villeneuve-d’Ascq, le LRCS à Amiens et le CIRIMAT de Toulouse) sont à l’origine de la fabrication de ces micro-dispositifs.
Un micro-supercondensateur se charge et se décharge extrêmement vite comme dans les flashs de nos appareils photo, mais il n’a aucune autonomie, ce qui implique de l’utiliser en tandem avec une batterie. L’ensemble du système ne serait pas plus grand ni plus épais qu’une puce RFID.
Capteurs intelligents, veille incendie, vêtements biométriques, analyse de gaz… les applications envisagées sont multiples.
« Imaginons un réseau de capteurs miniatures de température disséminés dans un bâtiment, poursuit Christophe Lethien. La période de captation de la température est alimentée par une micro-batterie. Lorsque le capteur envoie son information aux capteurs voisins, c’est le micro-supercondensateur qui délivre la puissance nécessaire en un temps très court. Puis le capteur se met en veille, la micro-batterie reprend le contrôle. » À plus grande échelle, les supercondensateurs font déjà l’objet d’expériences grandeur nature.
En Bretagne, l’Ar Vag Tredan, un bateau bus sans batterie, fait la liaison entre Lorient et Pen Mané depuis 2013 grâce à cette technologie. Entre chaque rotation, le bateau recharge ses supercondensateurs en 4 minutes. À l’autre bout de la France, l’innovation se nomme Watt-System, un bus à charge ultra-rapide qui fait la navette à l’aéroport Nice Côte d’Azur. À chaque arrêt, une borne se connecte au bus et recharge le supercondensateur en 10 secondes.
Sur le front de l’énergie, le choix adopté par l’équipe de Triton n’est donc pas le bon, mais ne relève pas du délire. Le concept témoigne plutôt d’une large anticipation basée sur un mauvais choix de technologie. D’autant que le lithium possède le désavantage d’être rare et exploité par des pays géopolitiquement sensibles. Face à ces problèmes, d’autres voies sont explorées, parmi lesquelles le Sodium-ion tient une place de choix tant ses performances sont proches du lithium et le sodium répandu dans la nature.
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L’impasse oxygène liquide
Face au raz-de-marée de questions gênantes qui envahissaient la page de la campagne de crowdfunding, les promoteurs du projet ont proposé une « évolution » de leur concept, provoquant la réinitialisation de la campagne et le remboursement des 880 000 $ de dons aux contributeurs qui se sont empressés de… recontribuer. Dorénavant, le Triton sera doté d’une mini-bouteille d’oxygène liquide logée dans une de ses branches pour épauler le système de filtration.
L’idée est plutôt bonne puisque l’oxygène liquide occupe 850 fois moins d’espace que sous sa forme gazeuse à température ambiante et on en trouve plein les hôpitaux.
« La Comex et l’Ifremer ont construit le Saga dans les années 80, se souvient Bernard Gardette. Il s’agit d’un sous-marin de recherche équipé de moteurs diesel Stirling dont la particularité est de fonctionner à l’oxygène, sans prise d’air. Comme ce moteur consomme beaucoup, l’oxygène est stocké sous forme liquide et détendu dans les circuits à l’aide d’un vaporisateur. Ce système pourrait très bien être miniaturisé pour loger dans une partie du Triton, mais je ne vois pas comment conserver l’oxygène à basse température. »
Aucun centre de plongée ne prendra le risque de faire exploser le quartier en branchant sur son installation une bouteille inconnue
La manipulation d’oxygène liquide est en effet peu compatible avec la finalité du Triton destiné avant tout à trainer dans le sac de plage des vacanciers après un séjour prolongé dans le coffre de la voiture. L’oxygène n’est liquide à pression ambiante qu’à partir de -183°C. Cette fausse bonne idée n’a pour le moment pas de solution.
À ce stade du projet, on peut se demander pourquoi choisir de conserver l’oxygène et ne pas utiliser de l’air comprimé. En plongée, l’oxygène pur est toxique au-delà de 6 mètres. De plus, graisses et impuretés s’enflamment au contact de l’oxygène en forte concentration. Les bouteilles doivent être certifiées et maintenues hors de tout contact avec des substances graisseuses. Aucun centre de plongée ne prendra le risque de faire exploser le quartier en branchant sur son installation une bouteille inconnue. Qui plus est provenant d’un touriste qui n’achètera aucune prestation…
Un hoax ?
On l’aura compris, Triton Gills est un joli projet de designer qui s’est mué en une tentative malhonnête de soutirer de l’argent à travers une campagne de crowdfunding dont les vidéos prêtent à sourire. Si ce respirateur devait effectivement sortir en décembre 2016, il ne ferait nul doute que nous assisterions à la première remise de Prix Nobel à une équipe réunissant au total un designer, un entrepreneur et un commercial.
Reste que la plupart des technologies présentées par le Triton font déjà l’objet d’exploitation industrielle ou sont à l’état de recherche. Dès lors, peut-être verrons-nous un jour un respirateur de plongée tenant dans le creux de la main.
Et ce jour-là, vous ne vous direz pas : « qu’est-ce que je fous là ? »
Photographies : Guillaume Garvanèse
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