L’intelligence artificielle créée par DeepMind a triomphé du plus grand champion de jeu de go. Mais le fondateur de cette société dans le giron de Google ne saurait en rester là.

Depuis quelques semaines, toute l’attention du monde se porte sur un jeu oublié des colonnes virtuelles des magazines 99 % du temps : le go. Non, ce jeu de stratégie né en Chine et dont les maîtres actuels viennent principalement de Corée et du Japon n’a pas subitement gagné l’adoration des médias et des foules — Google est derrière cet engouement. La semaine dernière, l’intelligence artificielle AlphaGo, créée par le laboratoire DeepMind du géant de la recherche a affronté Lee Sedol, le plus grand maître de go vivant. La victoire de l’intelligence artificielle sur le joueur bien humain a été sans appel, le robot battant son adversaire trois manches à zéro sur les cinq totales. Il aura fallu une quatrième partie, pour l’honneur, pour que Sedol remporte enfin une manche pour l’humanité après une erreur de la machine dont elle ne s’est aperçue qu’au 87e coup.

Si ce match opposant un humain à une intelligence artificielle passionne autant, c’est que le go, quoique reposant sur des règles fort simples, avait la réputation jusqu’en mars 2016 d’être trop humain pour être maîtrisé par une machine. Le joueur de go doit maîtriser aussi bien le calcul que l’intuition, doit surprendre son adversaire et ne doit pas se laisser prendre par des sentiments aussi contradictoires que la colère, la crainte ou, pire, la légèreté d’une trop grande assurance. Ce n’est pas pour rien que, longtemps, le go a été utilisé dans les écoles militaires pour former les officiers : il apprenait qu’une bataille était plus qu’une équation millimétrée des forces. Et au-delà de ces aspects stratégiques, le jeu revêtait une portée mystique : maîtriser le go, c’était élever son âme. Toutes ces données mises ensemble empêchaient théoriquement la victoire à une machine dénuée d’intuition, d’instinct et tout simplement, de sentiment de la situation — le kairos grec que sait saisir un Ulysse dans la caverne du cyclope. Théoriquement.

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AlphaGo, l’intelligence artificielle de DeepMind, a dépassé tous ces a priori et ces impossibilités en triomphant d’abord d’un champion européen, puis du champion mondial de jeu de Go. Ce faisant, l’ordinateur de Google n’a pas été une simple bête de foire calculant en force brute des milliers de coups d’avance, comme ce fut le cas avec Deep Blue d’IBM s’imposant aux échecs face à Kasparov, mais a pris la place d’un joueur. AlphaGo ne répète pas des combinaisons jusqu’à l’épuisement de sa puissance de calcul, AlphaGo apprend.  Les commentateurs — et Sedol lui-même — ont été surpris par l’attitude de l’intelligence artificielle qui a fait preuve d’ingéniosité et d’originalité. Nous n’avons pas vu une partie de jeu de go plate et sans rebondissement, mais un beau jeu, audacieux et osé. Des deux côtés du plateau.

Mais alors pourquoi ce qui apparaît comme un changement de paradigme est-il si important, non pas pour les performances des intelligences artificielles de nos prochains jeux vidéo, mais, dans une toute autre mesure, pour l’humanité toute entière ? Car Demis Hassabis, docteur en neuroscience, développeurs pour des titres aussi populaires que la série Theme Park ou Black & White et fondateur de DeepMind a de grands projets pour son intelligence artificielle. Dans un entretien donné à The Verge à l’occasion du tournoi de go, Hassabis a évoqué ce qu’il comptait faire d’AlphaGo après cette victoire. Pour lui, les jeux et les jeux vidéo ne sont que des environnements de tests : « Il s’agit de plateformes sur lesquelles nous pouvons essayer d’écrire nos idées d’algorithmes et sur lesquelles nous pouvons tester à quel point elles s’améliorent et à quel point elles sont efficaces. » Avant de finir : « Ce que nous voulons vraiment, c’est appliquer tout cela à de grands problèmes du monde réel ».

Ce que nous voulons vraiment, c’est appliquer tout cela à de grands problèmes du monde réel

L’entretien se poursuit en évoquant les différents champs dans lesquels une telle intelligence artificielle pourrait changer la donne. Hassabis évoque alors des choses triviales, comme des assistants sur smartphones qui pourraient être enfin vraiment intelligents, mais aussi des tâches plus poussées. La société a conclu un partenariat avec le National Health Service britannique, qui assure la prise en charge des services de médecine générale et les urgences. La plateforme sur laquelle elle repose est antédiluvienne et les autorités britanniques ont choisi DeepMind pour lui donner un coup de jeune. D’abord en faisant une mise à jour logicielle et une adaptation mobile, des tâches loin de l’intelligence artificielle, mais aussi en ajoutant, pour les médecins, des analyses de données et un système pour les visualiser.

Hassabis termine en faisant un pas du côté des sciences. Pour lui, intelligence artificielle et robotique sont des enjeux très distincts et il n’imagine pas dans l’immédiat utiliser DeepMind pour des robots. Le scientifique voit plutôt son bébé comme un coup de pouce à la science, toute la science : « J’aimerais bien bien voir une science assistée par l’intelligence artificielle, où vous auriez des assistants de recherches entièrement gérés par des IA qui s’occuperaient de tout le travail pénible, parviendraient à faire ressortir des articles intéressants et à mettre de l’ordre dans de vastes quantités de données brutes. Ces assistants feraient ensuite ressortir tout cela à des experts et scientifiques humains qui pourraient faire des découvertes fondamentales bien plus vite. » Il trouverait d’ailleurs particulièrement « cool » qu’une intelligence artificielle soit impliquée dans la découverte d’une nouvelle particule. 

Garry Kasparov ponders his chess moves during his third game with IBM's Deep Blue Tuesday, Feb.13, 1996 at the Convention Center in Philadelphia. Wednesday's game ended in a draw, but Kasparov ended up winning the final game and series 4-2 against the supercomputer. "Fighting this computer has changed the way I--and I imagine most others--will approach the game in the future," he said after winning the final game Saturday night. (AP Photo/George Widman)

Une noble mission qui ne semble plus très loin d’une concrétisation. Mais pourrait-on faire un pas de plus ? Hassabis ne s’y risque pas et pourtant, on ne peut manquer de voir un peu des Multivac d’Asimov dans la vision que se fait le chercheur de l’intelligence artificielle. Dans l’univers de l’écrivain de science-fiction, les Multivac sont évoqués dans une dizaine de nouvelles et correspondent peu ou prou à des supercalculateurs intelligents à qui l’humanité a délégué la tâche de tenir le monde en place. Société, économie et politique sont autant de domaines régis par ces machines à calculer qui ont été programmées pour prendre les décisions qui permettront à l’humanité de vivre en paix, dans le progrès, la croissance et l’harmonie. Bien entendu, esprit critique du brillant Asimov oblige, ces intelligences artificielles ont en pratique bien du mal à gérer l’imprévisible humanité dont elles ont la responsabilité — quand elles ne tombent pas en dépression devant l’ampleur de la tâche. Ou que des ingénieurs s’amusent à leur poser des questions trop tordues, comme dans La Dernière Question.

Sans aller jusqu’à donner aux machines intelligentes les commandes d’un gouvernement international, l’intelligence artificielle pourrait être, à plus long terme, utilisée par Google pour résoudre des questions que les esprits brillants qui travaillent pour l’entreprise se posent tous les jours. Quand Astro Teller, directeur de X, est intervenu à Numa en octobre 2015, quelqu’un dans la salle l’a interrogé sur les grands défis qu’il aimerait que son laboratoire relève. Et ce qui agite tout particulièrement Teller n’est pas la connexion universelle grâce à des ballons ou l’autonomie des voitures, mais un problème fondamentalement politique : la corruption. D’après lui, les sociétés ne pourront pas progresser éternellement tant que la corruption existera, tant qu’il existera quelqu’un qui, pour un intérêt ou un autre, saura en sous-marin appuyer le levier qui fera flancher un projet qui améliorerait les conditions de vie de l’humanité.

Une intelligence artificielle pourrait-elle résoudre des problèmes politiques ou économiques ?

Un problème millénaire qu’aucun individu, qu’aucun gouvernement et qu’aucune entreprise n’a réussi à résoudre jusqu’à aujourd’hui. Est-ce qu’une intelligence artificielle qui aurait appris notre monde et nos habitudes de pensée et d’agir pourrait proposer des pistes pour y mettre un terme ? Difficile à dire aujourd’hui, quand nous n’avons sous les yeux qu’un programme capable de vaincre un champion au jeu de go. Mais DeepMind est loin d’avoir joué son dernier coup.

 

Et pour bien commencer la semaine

 

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