Pour comprendre comment l’enquête sur l’affaire russe peut autant s’appesantir sur les réseaux sociaux ces dernières semaines, il faut leur accorder la place qu’ils méritent dans nos sociétés connectées.
Alors qu’au départ, l’enquête parlementaire dirigée par M. Mueller devait s’attacher à prouver que le camp Trump s’est lié avec des forces russes pour remporter la présidentielle, les investigations sont désormais tout à fait tournées vers le web.
Non pas par hasard, mais bien parce que selon les enquêteurs, la plus importante part de l’influence russe fut exécutée en ligne : désinformation, accentuation des divisions politiques, les fermes à trolls russes seraient la clef de voûte de l’ingérence du Kremlin.
Mais nos démocraties seraient-elles si perméables aux environnements numériques pour qu’à trois mois d’un scrutin, quelques milliers de comptes renversent les structures du débat démocratique institué aux États-Unis ? C’est ce qu’essayent de prouver les enquêteurs.
Suprémacistes téléguidés
Dans quelle mesure les trolls nichés par-delà la vieille Europe, au fin fond de la fédération russe, ont-ils pu influer sur le réel des citoyens américains ? Selon l’enquête, ils pourraient être responsable de bien plus que quelques commentaires en ligne : en mai 2016, à Houston, se tenait ainsi une manifestation de suprémacistes blancs anti-islam qui apparaît, des mois après, avoir été organisée par des Russes, loin du Texas.
C’est donc le 21 mai 2016 qu’à Houston Texas, s’était rassemblée une douzaine de suprémacistes devant l’institut musulman local qui ouvrait ce jour-là une librairie. Tenant des pancartes White Lives Matter, des tee-shirts fascistes et un discours contre l’islamisation du Texas, la douzaine de manifestants s’était alors fait remarquer. Notamment à cause de la présence d’armes à feu, qui avait été encouragée par un compte en ligne du nom de Heart of Texas selon le Houston Chronicle.
La grappe de manifestants d’extrême droite s’était donc retrouvée dans la rue pour suivre le rendez-vous donné par la page Facebook du même nom. La tenue du rassemblement avait en outre interpellé des contre-manifestants qui s’étaient rendus, en plus grand nombre, au point de rendez-vous. L’ambiance s’est alors rapidement échaudée. La police est intervenue pour séparer les groupes. Une femme a notamment été arrêtée. Toujours dans la presse locale, on apprend qu’Andrew Gomez, suprémaciste, avait fièrement apporté son AR-15, un fusil d’assaut qu’il tenait sur son épaule.
La manifestation peut sembler, pour quiconque ayant vu les États-Unis être émaillés de tels événements l’an passé, puis tragiquement à Charlottesville, finalement banale. Mais celles-ci, comme probablement d’autres qui marquèrent l’actualité parallèlement à la campagne présidentielle, fut organisée depuis la Russie sans que les suprémacistes ne se sachent manipulés.
Fracture à vif
Le but de l’opération était de provoquer un malaise dans l’importante ville texane, confrontant deux esprits américains frontalement opposés. Révéler une fracture existante en somme. Ce qui fut, à l’en croire les découvertes des enquêteurs, d’une simplicité confondante.
Les cris des suprémacistes, « Fascistes et fiers ! » mêlés aux appels à l’unité des contre-manifestants semblent offrir, après coup, le tableau d’un travail d’influence rondement mené par des agents étrangers. À l’époque, on s’étonnait de n’avoir pas rencontré la personne derrière Heart of Texas qui avait organisé la manifestation sur les lieux du rassemblement. Aujourd’hui, cette absence prend tout son sens. Si l’on en croit les rapports qui se dévoilent dans les médias sur les faux comptes créés par des Russes : Heart of Texas était de ceux-là.
En effet, le compte qui avait dénoncé la librairie musulmane pour avoir reçu des fonds publics — une fausse information — était opéré par Internet Research Agency, l’entreprise qui a dépensé des centaines de milliers de dollars en publicités Facebook au compte du Kremlin.
Selon les premiers retours de l’enquête, le sentiment islamophobe était un des enjeux prioritaires pour les agents russes qui ont également ciblé des votants avec des messages islamophobes, propageant des fausses informations.
Loin de n’avoir été qu’un phénomène viral, la page Heart of Texas enregistrait plus de 249 000 j’aime, et a pu, depuis Saint-Pétersbourg, secouer Houston, dont le conseil municipal a été confronté à un débat sur la fameuse manifestation, devant justifier que la municipalité n’avait pas financé la libraire.
Au-delà du sentiment islamophobe, Heart of Texas tentait de redonner vie au mouvement sécessionniste texan, une problématique très localisée. Jouant des divisions américaines depuis la Russie, les trolls avaient beau avoir une maîtrise de l’anglais que CNN juge hasardeuse, ils ont réussi à se mêler à la foule suprémaciste, à tourner les caméras vers une manifestation armée, et à incendier des centaines d’esprits radicaux.
Jouant à la fois sur la fibre nationaliste texane, à la manière de l’astroturfing, et sur une ligne éditoriale politisée, le compte a fait passer des mois durant ces messages clivants envoyés depuis Saint-Pétersbourg. D’autres découvertes comme celles-ci pourraient suivre alors que Facebook se rend demain sur la colline du Capitole, où la commission d’enquête espère, rapidement, révéler le maximum d’informations sur ces trolls russes qui semblent avoir eu plus de poids que de simples commentaires en ligne.
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