C’est l’histoire d’un formidable gâchis orchestré pour son propre déclin par l’industrie du disque. A la fin des années 1990, Shawn Fanning a créé Napster, le premier logiciel de P2P à réunir des millions d’utilisateurs à travers le monde. Le jeune étudiant avait créé une société pour tenter de monétiser son logiciel, mais il n’a jamais réussi à négocier des licences d’exploitation des catalogues de musique auprès des maisons de disques. Sourdes et obstinées, elles ont refusé catégoriquement d’ouvrir le dialogue, et déclenché en 2001 la mise à mort de Napster devant les tribunaux (à l’exception notable de Bertelsmann, maison-mère de BMG, qui en a payé le prix). L’industrie du disque mettait alors une croix sur 26 millions d’utilisateurs mensuels, qui étaient autant de clients potentiels.
La vie de Napster ne s’est cependant pas arrêtée là. En 2002, le directeur d’une société spécialisée dans les logiciels de gravure CD décide de racheter la marque Napster. Chris Gorog, le PDG de Roxio, acquiert le droit d’utiliser le nom et le logo de Napster pour seulement 5 millions de dollars. Une bouchée de pain vue la notoriété de la marque. Il pensait alors pouvoir ouvrir une boutique de musique en ligne, et profiter de l’impact médiatique de Napster pour immédiatement le transformer en succès.
La force d’Apple renforcée par les DRM
Mais là encore, l’industrie du disque fait une grave erreur stratégique. Les quatre majors s’entendent pour exiger que tous les morceaux de musique vendus en ligne soient protégés par des systèmes de contrôle anti-copie, les fameux DRM. La technologie est encore balbutiante, et Napster se fait doubler par Apple, qui va tirer l’exigence des majors à son avantage. La firme de Cupertino sort la première génération de son célèbre iPod, qui inonde très vite le marché au point qu’aucune boutique de musique en ligne ne peut ensuite prétendre au succès commercial sans proposer des fichiers musicaux compatibles avec l’iPod. Mais Apple, qui sait que les majors ne transigeront pas avant longtemps sur l’obligation de protéger les fichiers, ne rend l’iPod compatible qu’avec un seul système de DRM, le sien. C’est lui et lui seul qui peut vendre sur iTunes des morceaux de musique comptibles avec son baladeur MP3. Napster est arrivé quelques mois plus tard avec une boutique incompatible avec un iPod déjà bien installé dans les poches des Américains.
En accordant cet avantage stratégique déterminant à Apple, l’industrie du disque a tué dans l’oeuf toute concurrence qui aurait permis une certaine émulation des services de musique en ligne. Apple en a profité pour renforcer sa position quasi monopolistique sur le marché des baladeurs, pendant que les internautes créaient eux-mêmes la concurrence en continuant à développer des logiciels de P2P open-source (eMule, Shareaza, Limewire, BitTorrent…).
Les abonnements en seul recours
Pour tenter de tirer son épingle du jeu, Chris Gorog a misé sur les abonnements qui permettent de louer de la musique en volume illimité en échange du paiement d’un forfait mensuel. Il n’est compatible qu’avec les baladeurs compatibles avec les DRM Windows Media, largement minoritaires sur le marché. Aujourd’hui, après des années de marketing intense avec campagnes de publicité TV et partenariats en série, Napster compte 760.000 abonnés, qui payent environ 13 $ par mois. Mais en quatre ans la société n’a jamais été bénéficiaire. Là encore, à cause d’une erreur stratégique de l’industrie du disque.
Habituées à vendre peu mais cher, les majors du disque n’ont jamais accepté de baisser leur marge sur les ventes de musique en ligne. Elles n’ont pas voulu passer d’une stratégie basée sur la marge unitaire à une stratégie basée sur le volume. Sachant que leur poids sur le marché les rend indispensables à tout service en ligne, elles n’ont pas voulu négocier à la baisse le prix reçu pour chaque téléchargement. Les marges d’exploitation de Napster sont donc trop faibles. Les estimations optimistes donnent 30 % de marge sur les abonnements, et seulement 10 % sur les ventes de morceaux à l’unité. Dans ce contexte étouffant, beaucoup commencent à abandonner, à l’image de Yahoo, AOL, ou MSN. Le marché des abonnements ne suffit plus, d’autant qu’il semble déjà avoir atteint son nombre de clients maximum.
Vers un putsch à la direction de Napster
Depuis début 2005, le titre Napster a perdu 69 % de sa valeur, dans une chute continue et inéxorable. Les actionnaires n’y croient plus. Tout en annonçant un chiffre d’affaires record de 127,5 millions de dollars pour son année fiscale 2007, Napster annonçait des pertes de 16 millions.
La tête de Chris Gorog est maintenant mise à prix. Un jeune entrepreneur de 26 ans, Kavan Singh, est en train de préparer un putsch contre la direction. Lui et une poignée d’actionnaires qui contrôlent moins de 1 % des parts de la société ont lancé une campagne pour se faire élire au conseil d’administration de Napster lors de la prochaine assemblée générale annuelle qui doit se réunir le 18 septembre. Objectif : débarquer Gorog.
Ils estiment que le PDG fondateur n’a pas su transformer l’image de Napster, encore trop associée à un service pirate qui n’est pas propre sur lui. Et ils espèrent, secrètement, que Napster se fera racheter pendant qu’il est encore temps. RealNetworks, qui domine le marché des abonnements avec 1,9 millions d’abonnés à son service Rhaposy, pourrait être intéressé. Mais en bon vautour, la société attendra que Napster soit au bord de la faillite pour acquérir au meilleur prix sa marque et son fichier clients. Ce qui ne devrait plus tarder.
Avec l’arrêt des DRM et la volonté manifeste des maisons de disques de mettre un frein à la domination d’Apple sur le marché, une porte s’ouvre pour relancer Napster dans de meilleures conditions. Mais rien ne dit que les internautes, depuis 2002, n’ont pas, eux, définitivement fermé la porte à la musique payante.
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