Des applications de « téléconseil médical » commencent à fleurir et proposent à leurs utilisateurs de payer pour des conseils dispensés à distance par des médecins. Enquête sur ces services à l’éthique douteuse.

C’est en surfant sur Facebook et une page dédiée à des expatriés français à New-York, qu’une publication attire mon attention. Partant du postulat que se faire soigner aux États-Unis est une ruine, l’auteur de la publication explique qu’il existe désormais une application, nommée Feeli, grâce à laquelle le malade peut converser avec un médecin français en restant de l’autre côté de l’atlantique et ainsi lui parler de ses maux et même se faire scanner une ordonnance à distance, le tout grâce à une messagerie instantanée.

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Les questions se bousculent. Qu’est-ce que cette application ? Est-ce légal ? Qui sont ces médecins qui délivrent des ordonnances à distance sans consultation physique ? Est-ce déontologique ? Ces pratiques sont-elles encadrées par la loi ? Tant de questions dont les réponses sont alors loin d’être claires. Il fallait creuser.

Télémédecine et cadre juridique

À ce jour, la France compte 220 000 médecins soit deux fois plus qu’en 1980. Pourtant du fait de leur mauvaise répartition sur le territoire, le pays souffre de ce que le gouvernement nomme une « fracture médicale », traduit dans la langue courante et sans langue de bois par « déserts médicaux ». Quand Paris compte en moyenne 798 médecins pour 100 000 habitants, le département de l’Eure en Normandie n’en compte que 180. Le gouvernement a donc mis en place une série de mesures afin de lutter contre ces disparités et ainsi faciliter l’accès à la médecine pour qui se trouve dans un désert médical.

Parmi ces mesures figure la télémédecine. Elle est encadrée par un décret datant du 19 octobre 2010 et consiste à pratiquer des « actes médicaux, réalisés à distance, au moyen d’un dispositif utilisant les technologies de l’information et de la communication ». Ces actes sont pratiqués par des médecins ou professionnels de santé en utilisant, en particulier, la visioconférence. Le décret définit également les cadres des différents actes relevant de la télé-consultation, de la télé-expertise, de la télésurveillance ou encore de la télé-assistance médicale.

Mais au téléphone, le Ministère de la santé nous affirme que le télé-conseil médical, que proposent notre application Feeli ou d’autres comme Mesdocteurs.com, « ne correspond pas à ce jour à un acte médical défini par la loi ». « À ce titre, les dispositions relatives à la télémédecine ne reconnaissent pas le télé-conseil et n’encadrent pas cette activité, laissée à la libre appréciation des praticiens qui s’y adonnent », affirme-t-il. En somme, il y aurait une sorte de vide juridique.

Principes et fonctionnement du télé-conseil médical

En apprenant l’existence de Feeli, j’ai voulu l’essayer pour en comprendre les rouages. Gratuite, l’application fonctionne sous iOS et Android. Dès le téléchargement effectué et le compte créé, Feeli demande à l’utilisateur de remplir une « Fiche Médicale », tout ce qu’il y a de plus basique : sexe, contact d’urgence, poids (mais pas la taille…), groupe sanguin, vaccins, allergies, ou coordonnées du médecin traitant.

Une fois la fiche remplie, Feeli met à la disposition de l’utilisateur son annuaire de professionnels de santé, appelés partenaires. Cadeau de la maison, le premier conseil est gratuit. Les autres seront ensuite facturés. Mais on ne comprend pas de prime abord la façon dont sont calculés les tarifs, puisqu’aucune grille tarifaire n’est publiée. Les prix varient de 2 à 15 euros en fonction du professionnel contacté.

Prétextant un problème d’infection au niveau de la gencive, je décide de prendre contact avec un dentiste avec lequel j’échangerai quelques messages grâce à la messagerie instantanée.

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N’étant pas médecin ni habituée au jargon médical, j’essaie tant bien que mal d’expliquer mon problème, sans être réellement sûre des termes que j’utilise. Sans même demander une photo ou des explications supplémentaires afin de s’assurer de l’exactitude des détails fournis, le dentiste finit par donner un conseil. Celui-ci étant gratuit, il n’est pas trop frustrant : « Il faudra finir par aller voir le dentiste de toutes façons [sic]».

Sur Mesdocteurs.com, le cas est un peu plus compliqué. Le principe de fonctionnement est le même que celui de Feeli. Pour ce qui est des tarifs, le site propose une tarification fixe allant de 2,99 € pour une réponse garantie en 48 heures maximum, à 4,99 € pour une réponse dans les quinze minutes. Pour les patients les plus impatients, l’application propose également une offre premium à 1,99 € la minute de chat avec un médecin.

Généralistes spécialisés

Comme Feeli, mesdocteurs.com met à la disposition de l’utilisateur une première question gratuite. Je décide donc cette fois-ci de contacter un dermatologue en prétextant des « problèmes de peau qui tiraille ». Un peu moins de 48 heures plus tard, une certaine Claire Lewandowski répond au problème. Le message est un pavé détaillant, à la manière d’une page Doctissimo ou d’un article Wikipédia, les raisons pour lesquelles une peau peut tirailler.

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Dès lors la question se pose : qui est mon interlocutrice ? Est-elle réellement dermatologue, comme l’application le laisse entendre ? Dans ces cas là, Google est un allié. En moins de deux secondes, je tombe sur quelques profils de Claire Lewandowski, apparemment professionnelle de la consultation médicale en ligne. Surprise : en plus de sa spécialité supposée en dermatologie, qui, rappelons-le, nécessite 11 ans de formation, Claire Lewandowski apparaît aussi comme… psychiatre, addictologue et victimologue sur une autre plateforme de téléconseil, MedecinDirect.

Il ne s’agit pas d’un homonyme puisque la photo de profil est la même que celle sur mesdocteurs.com. Sur son compte LinkedIn , Claire Lewandowski signale elle-même une formation de psychiatre-addictologue.

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Pour comprendre, nous avons voulu en discuter avec Séverine Grégoire, PDG et co-fondatrice de Mesdocteurs.com. Elle avait auparavant fondé Monshowroom.com, une boutique de vêtements en ligne appartenant désormais au groupe Casino. Contactée par téléphone pour nous expliquer comment se passe le recrutement de profils aussi atypiques, elle nous a assuré « faire preuve de la plus grande rigueur dans la sélection des médecins exerçant sur sa plateforme »D’ailleurs, « ces derniers sont tous inscrits au Conseil de l’ordre », se félicite la femme d’affaires.

Toutes ces fonctions de spécialisation cumulées par un même médecin ne semblent pas étonner Séverine Grégoire, qui affirme être « assez sereine sur la façon dont le site fonctionne » avant de s’agacer de nos questions. « Pourquoi cherchez-vous la petite bête ? Depuis que je vous ai au téléphone on dirait que vous essayez de trouver un quelconque dysfonctionnement sur notre plateforme », lâche-t-elle.

C’est finalement par mail que Séverine Grégoire nous a donné des détails concernant Claire Lewandowski et ses diplômes :

« Le Docteur Claire Lewandowsky, médecin généraliste, est spécialisée en psychiatrie, elle était disponible lorsque la question a été posée : elle dispose d’une légitimité médicale pour répondre à ce genre de questions. Par ailleurs, dans le cas de la question qui était formulée, si la catégorie choisie au préalable était « Dermatologie », la formule ne relevait, aux yeux du médecin conseil en charge de la distribution des questions, d’aucune spécificité d’ordre dermatologiqueC’est la raison pour laquelle cette question a été traitée par un médecin généraliste qualifié, ici par le Dr. Claire Lewandowski. »

Sur le site du Conseil national de l’ordre des médecins, son nom apparaît bien en tant que « psychiatre », ce qui confirme les informations de Séverine Grégoire. Elle a bien reçu une formation de médecin généraliste et peut donc répondre à des questions de base sur la dermatologie, même sans être dermatologue.

Le médecin semble avoir examiné le problème du mieux qu’il le pouvait

Pour ne rien laisser au hasard, nous avons recommencé le test avec un autre compte en posant une autre question de dermatologie. Comme la première fois, la réponse est arrivée 48 heures après la question et ce n’est toujours pas un dermatologue qui nous a répondu, mais une médecin généraliste, le docteur Poulain. Cela dit, il faut reconnaître que cette réponse était, fort heureusement, loin de la première en termes de qualité : le médecin semble bien avoir examiné le problème du mieux qu’il le pouvait, de loin, en ne disposant que d’un message écrit et d’une photographie et a produit une réponse personnalisée fort convaincante. Le message indiquait encore une fois la nécessité de prendre un rendez-vous avec un dermatologue et, prudence juridique oblige, stipulait qu’il ne s’agissait pas d’une consultation médicale.

La première question de dermatologie n’est pas rattrapée pour autant par la seconde et nous laisse difficilement sereins si une question de santé joue avec l’aléatoire de la motivation de l’interlocuteur à y répondre avec tout le soin et l’attention nécessaires. Pas plus qu’il est rassurant de demander l’avis d’un dermatologue — 6 ans d’études communes et 5 à 6 ans de spécialité — et de voir un psychiatre — 6 ans d’études communes et 5 ans de spécialité — répondre : un médecin qui ne pratique pas une discipline spécialisée de la médecine peut-il rester efficace sur des compétences générales qui dépendent de cette spécialité ?

La plupart des médecins interrogés nous diront que non : c’est la pratique de la médecine qui permet de conserver ses compétences après les études. Un constat encore plus valable pour les médecins spécialisés.

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Nous avons essayé de contacter Claire Lewandowski grâce à son compte LinkedIn. Après avoir accepté notre invitation, nous lui avons envoyé un mail lui faisant part de nos interrogations sur ses diplômes. Nous n’avons pas eu de réponses et Claire Lewandowski nous a supprimé de ses contacts LinkedIn. Autant pour les précisions.

Conditions générales d’utilisation paradoxales

Par manque de temps ou excès de confiance, trop peu d’utilisateurs consultent les CGU d’une application ou d’un site internet qu’ils s’apprêtent à consulter et utiliser. Véritable mine d’or, les CGU de ces nouvelles applications s’avèrent pourtant pleines de surprises.

Ainsi, Feeli y explique que « tous les partenaires sont inscrits au Conseil National de l’Ordre des Médecins (CNOM)». Or, le Ministère de la Santé nous affirme que « l’application recense seulement 9 médecins, dont 2 sous le même patronyme », ce qui ne représente pas tous les professionnels de santé référencés dans l’application. Sur les 20 professionnels de santé, on trouve des coachs sportifs ou même des internes en médecine, qui ne sont donc pas encore inscrits au CNOM. On remarque en outre que le cardiologue facturant son conseil à 14,99 euros est également le père d’un des fondateurs de l’application.

Autre point abordé dans les CGU : « L’accès et la consultation du Site et de l’Application sont réservés aux seuls utilisateurs situés sur le territoire français ». Si l’on reprend la publication sur la page Facebook des expatriés français à New-York, ces derniers sont invités à utiliser l’application, mais ne peuvent théoriquement le faire que s’ils rentrent au pays.

On se permet de faire des prescriptions à l’étranger… pas en France cependant

Pour en savoir plus, je prends rendez-vous dans un café près de La Motte-Piquet Grenelle, dans le quinzième arrondissement de Paris, avec l’un des trois fondateurs de Feeli, Benjamin Zerah .

« Il s’agit de CGU qui datent d’un petit moment et qui n’ont pas été mises à jour. En plus, nous sommes en litige avec l’avocate qui a rédigé ces CGU, nous raconte-t-il, un peu gêné.  Les expatriés français sont une nouvelle cible pour nous. Si vous êtes à New-York et que vous tombez malade, vous aurez besoin d’antibiotiques, c’est possible à partir du moment ou on a accès à votre dossier médical personnalisé. Le médecin peut y avoir accès grâce au numéro de carte vitale du patient. Mais oui, le médecin peut prescrire une ordonnance [à distance], On se permet de faire des prescriptions à l’étranger. Pas en France cependant ».

 On s’éloigne toutefois des CGU publiées sur le site puisqu’il y est bien stipulé que « ces services ne constituent en aucun cas une consultation médicale, un diagnostic ou une prescription médicamenteuse ». Sans doute la faute de l’avocate.

Concernant les dossiers médicaux personnalisés, c’est là où le bât blesse puisque selon le docteur Jean-Patrick Maillard, médecin vasculaire à la polyclinique de Poitiers, « les dossiers médicaux personnalisés (DMP) sont comme les actes de télémédecine, très difficiles à mettre en place et peu de patients en possèdent un ». En effet, à ce jour, seuls un peu plus de 574 000 dossiers médicaux personnalisés ont été créés en France.

Polyclinique de Poitiers

Polyclinique de Poitiers

Les médecins peuvent-ils rédiger et envoyer des ordonnances à l’étranger sans avoir vu le patient, mais surtout dans le cadre de l’utilisation d’une application de télé-conseil ? Pour le docteur Maillard, la réponse est claire : « la déontologie veut que pour prescrire une ordonnance il faut voir le patient physiquement, l’examiner, établir un diagnostic et à partir de là, le médecin rédige son ordonnance s’il y a lieu de le faire. Le médecin n’a pas le droit de faire une ordonnance sans voir son patient. Si le médecin délivre une ordonnance, alors il a dépassé son statut de simple conseiller. »

Une ubérisation de la médecine, illégale ?

Au fond, l’existence d’applications comme Feeli ou encore Mesdocteurs.com est symptomatique d’un mal bien plus profond que ceux de la dispense d’ordonnances à distance ou encore de facturation de conseils médicaux. Le Docteur Jacques Lucas, vice président du Conseil National de l’Ordre des Médecins, perçoit « toutes ces startups comme des champignons ». Avant de poursuivre : « Elles profitent d’un système grippé et rouillé. Puisque le 15 est saturé, elles se disent qu’il y a un marché à prendre mais elle ne vont pas faire ça par pure philanthropie bien évidemment ».

En effet, le Samu est saturé surtout lorsqu’il y a des épisodes épidémiques comme ceux qu’a connu le pays l’année dernière avec la grippe. Ces épisodes cumulés au phénomène de fractures médicales, le système a la tête sous l’eau. Le Samu-Urgences de France et l’Association des médecins urgentistes de France avaient d’ailleurs dénoncé une « situation sanitaire critique ».

Pour le docteur Lucas, c’est bien évidemment à l’État de prendre des décisions et de réglementer ce genre de pratiques

Pour le docteur Lucas, c’est bien évidemment à l’État de prendre des décisions et de réglementer ce genre de pratiques mais aussi de faire en sorte que les patients ne soient pas tentés de se diriger vers ce genre de pratiques. Il s’agit également d’une forme d’ubérisation de la médecine : « Cela peut poser de multiples problèmes au niveau de la santé publique, mais c’est à la puissance publique, à savoir le Ministère, de prendre des mesures adéquates et imposer une réglementation très stricte vis-à-vis de ce genre de pratiques, mais c’est aussi à la population de faire attention.  Il ne faut pas être naïf et prendre pour argent comptant tout ce que ces personnes vous disent, ils ne sont peut-être même pas médecins ».

Le CNOM est très clair sur la question et pour lui, « ces activités de télé-consultation médicale ne sont en aucun cas conformes au cadre de la santé publique ». Dit autrement, le vide juridique pourrait très bien devenir une illégalité.

Questionné sur la monétisation des conseils dispensés par les médecins et la rémunération de ces derniers, le docteur Lucas répond : « Un simple avis consultatif ne doit pas dégager des honoraires, l‘appât du gain n’est pas permis par la réglementation et nous resterons fermes sur la situation. Les médecins qui exercent sur ces plateformes doivent avoir un contrat validé par l’ordre des médecins mais aussi une assurance de responsabilité civile, sinon le médecin est en infraction ».

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Big data et données personnelles

Enfin, toutes les questions de collectes et de traitements des données personnelles sont évidemment sensibles, surtout lorsqu’il s’agit de données touchant à la santé. La CNIL traite les données médicales avec une vigilance toute particulière. Sur ce point, l’application Feeli, insiste bien dans ses CGU sur la confidentialité des données personnelles : « Les informations personnelles renseignées par l’utilisateur ne seront ni vendues ni données à des tiers sans l’autorisation de ce dernier », assure le contrat. Lors de mon entretien avec Benjamin Zerah, ce dernier m’a confirmé qu’aucune donnée personnelle ne serait cédée à des assurances ou à des mutuelles.

Les choses sont beaucoup moins limpides pour son concurrent, mesdocteurs.com. Dans les conditions générales d’utilisation du site, rien ne garantit explicitement à l’utilisateur que ses données personnelles ne seront pas vendues à des tiers. Il est toutefois indiqué que « ces données ont pour finalité la gestion du compte client de l’Utilisateur (…) et pourront également également être utilisées pour adresser à l’Utilisateur des newsletters », sans pour autant préciser s’il s’agit d’une newsletter provenant de mesdocteurs.com ou d’autres entreprises. Séverine Grégoire affirme néanmoins que toutes les données collectées resteront confidentielles et ne seront pas communiquées à des tiers.

Article écrit avec la contribution de Julien Cadot.

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