Jusqu’à présent, nous avons surtout parlé de l’ACTA sur le fond, en évoquant essentiellement ce que l’accord international prévoit pour lutter contre l’échange illicite des œuvres sur Internet. Il semble qu’au moins en ce qui concerne ce volet-là, les choses semblent prendre meilleure tournure depuis que les négociateurs sont mis sous pression par la multiplicité des protestations qui émanent de la société civile. Si l’on en croit les dernières fuites et les promesses de la Commission Européenne, l’essentiel des mesures qui étaient bien prévues par l’ACTA comme la riposte graduée ou le filtrage des sites présumés pirates ont disparu, ou deviennent à tout le moins optionnelles, ou encadrées par la justice. S’il reste des inquiétudes nombreuses et légitimes, les nuages se sont tout de même légèrement dissipidés ces derniers mois (tout l’aspect sur les brevets et en particulier à l’encontre des médicaments génériques reste en revanche beaucoup plus préoccupant).
Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Prévu comme un texte prônant une application dure de la propriété intellectuelle, l’ACTA pourrait en fait servir avant tout d’instrument institutionnel destiné à contrer les pays du sud qui imposent avec une détermination croissante leur vision plus libérale. Pour mieux les faire revenir vers la vision ultra-protectrice des pays du nord.
Il y avait déjà un signe fort à cette analyse. Initié par les Etats-Unis et le Japon, l’Accord Commercial Anti-Contrefaçon (ACTA) est négocié en dehors de tout cadre international existant. Il s’agit d’un accord sur la propriété intellectuelle, mais sa négociation n’est pas dirigée par l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), pourtant dédiée. Il s’agit aussi d’un « accord commercial », et pourtant il n’est pas non plus dirigé par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Etrange.
Historiquement, l’OMPI était la maison préférée pour négocier puis administrer les traités liés à la propriété intellectuelle. Jusqu’au jour où les pays industrialisés ont voulu renforcer encore davantage les droits d’auteur et de brevets, et n’ont plus trouvé de moyen de pression au sein de l’OMPI. Ils se sont alors tournés vers l’OMC, pour conditionner l’ouverture de marchés agricoles au respect de nouvelles règles de protection de la propriété intellectuelle, scellés par les accords ADPIC de 1994. Or, comme l’explique Florent Latrive dans Le Monde Diplomatique, « sous la pression du Sud et de certaines ONG, l’OMPI accepte désormais officiellement de discuter d’autres modes de soutien à l’innovation, et envisage un traité sur les exceptions et limitations au droit d’auteur« . Par ailleurs, « le Brésil, l’Inde, l’Argentine ou encore la Chine renâclent à renforcer des textes qu’ils jugent taillés sur mesure pour les pays du Nord« , et la simple inscription de discussions liées à la propriété intellectuelle à l’agenda de l’OMC provoque le véto de plusieurs pays.
Il faut donc d’un côté shunter l’OMPI qui devient trop conciliante à l’égard des « néocommunistes« , de l’autre contourner l’OMC pour continuer à faire « progresser » la propriété intellectuelle vers une protection toujours plus stricte. Or c’est exactement ce que prévoit le chapitre 6 de l’ACTA, qui organise la création d’un « Comité de Surveillance » aux pouvoirs très étendus, qui doublonnent avec les prérogatives habituelles de l’OMPI.
Le Comité de Surveillance aura ainsi en charge de superviser l’implémentation de l’ACTA par les différents signataires, de proposer des mises à jour du traité, ou encore de réguler les conflits dans l’interprétation ou l’application du texte. Il pourrait aussi mettre en place des commission ad hoc, des groupes de travail, des groupes d’experts ou des « task force » pour l’aider sur différents dossiers, et faire appel y compris à des groupes d’intérêts privés. Lesquels pourraient aussi être invités en tant qu’observateurs, pour veiller à la bonne application du traité. Une véritable porte ouverte aux RIAA, MPAA et autres lobbys de protection de la propriété intellectuelle.
Le Comité pourrait aussi rédiger des « guides de bonnes pratiques » pour la mise en place du traité, ou aider les pays à transposer l’accord. Il serait réuni tous les ans ou tous les deux ans, en principe à Genève, et serait doté de son propre Secrétariat.
Or une fois que l’ACTA sera adopté par ses premiers membres, l’objectif sera d’inciter les pays du Sud à le rejoindre. Or s’agissant officiellement d’un accord de libre échange, il ne devrait pas très compliqué de trouver les contreparties commerciales qui inciteront les récalcitrants à se plier aux vues du Nord.
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