Diplômé de Harvard en ingénierie et en économie, Andrew McAfee dirige aujourd’hui l’Initiative pour l’Économie Numérique du prestigieux MIT. Ses recherches l’ont amené à penser les transformations des entreprises par le numérique et les nouvelles technologies et il estime que nous entrons aujourd’hui dans le deuxième âge des machines, celui de la robotique et de l’intelligence artificielle. Pour cet auteur, penseur et professeur, il s’agit ni plus ni moins que d’une période qui s’annonce aussi intense que le premier âge des machines débuté lors de la maîtrise de la vapeur.
Nous l’avons rencontré à l’occasion du cycle de conférences Unexpected Sources of Inspiration qui rassemble sur deux jours des designers, politologues, scientifiques, ingénieurs et économistes pour qu’ils puissent évoquer leur manière de percevoir l’avenir et de régler les challenges du présent. À une époque où l’on parle beaucoup de robotisation, d’intelligence artificielle et des conséquences de ces deux domaines sur l’économie, nous avons voulu discuter avec lui des problèmes et, peut-être, esquisser des solutions.
Vous évoquez le deuxième âge des machines. Pouvez-vous le définir et préciser quel était le premier âge ?
Le premier âge des machines, nous vivons dedans depuis 240 ans. C’était l’âge où nous avons vaincu les limitations de nos muscles, avec un le moteur à vapeur, avec l’électricité et avec des tas d’autres technologies. Nous avons multiplié à l’infini le pouvoir de nos muscles. Je pense que c’est la plus grande réalisation de l’humanité.
Maintenant, si je parle d’un deuxième âge des machines, c’est que je pense que nous sommes en train de dépasser les limites de nos esprits. De nos pouvoirs mentaux, de manière aussi spectaculaire qu’avec nos muscles. Et je pense que ce sera aussi incroyable dans l’histoire de l’humanité que le premier âge des machines.
C’est donc l’âge de la redéfinition de la pensée des machines ?
Plutôt de ce dont les machines sont capables de faire et de la manière dont on peut interagir avec elles.
Pensez-vous que nos sociétés sont prêtes à affronter cette ère qui mêle robots et intelligences artificielles ?
De manière générale… le progrès technologique est très rapide. Et les autres éléments de notre société ne changent pas aussi rapidement que la technologie. Les modèles d’affaires des entreprises ne changent pas assez vite, le système éducatif ne change pas assez vite, la manière de gouverner ne change pas assez vite. Le point de vue global ne change pas aussi vite que la technologie.
Cela dit, je pense que ce serait une très mauvaise idée de ralentir les avancées technologiques : notre but est plutôt de faire avancer plus vite le reste de la société. Pour qu’elle soit conforme au progrès technologique.
Comment faire ?
C’est très difficile. En particulier, parce que des gens sont heureux avec ce qu’ils ont et ne veulent ni accélérer, ni changer. Dépasser cette inertie est un processus très complexe. La première chose à faire, dès lors, c’est de réussir à changer les conversations. Et cela permettra aux choses d’avancer plus rapidement. C’est assez incroyable à quel point changer un état d’esprit peut faire changer les choses.
C’est assez incroyable à quel point changer un état d’esprit peut faire changer les choses
Si quelqu’un m’avait dit, il y a 10 ans, que le mariage gay et la marijuana seraient légaux aux États-Unis, j’aurais pensé que cette personne tenait un discours absurde. C’était des idées tellement loin de notre présent ! Mais parce que l’état d’esprit a changé, nous avons fait des changements dans nos lois et dans notre manière de gouverner.
Pensez-vous qu’une société hors de la société comme Google en rêve pourrait voir le jour ?
Une entreprise comme Google a beaucoup d’argent et des idées très radicales. Dès lors, oui, ils pourront créer des villes artificielles pour tester leurs voitures autonomes. Cela dit, pour moi, ce n’est pas très différent d’un BMW qui construirait un immense circuit pour tester ses voitures. Ce sont des lieux dédiés à la recherche et au développement des entreprises qui les possèdent.
Je ne pense pas que nous sommes dans une époque où les entreprises sont devenues si puissantes qu’il faut les traiter différemment. Nous avons toujours eu des entreprises puissantes et nous avons fait un très bon travail de régulation, de lois et de règles pour encadrer leurs activités. Je ne suis pas vraiment inquiet.
Imaginez-vous le revenu de base universel qui vient d’être rejeté en Suisse comme l’une des solutions au problème du remplacement de la main d’œuvre humaine par des robots ?
Pas à court terme, ni à moyen terme. La raison pour laquelle je dis ça, c’est un Français qui l’a énoncée. Voltaire a dit que le travail nous sauvait de trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. Sur ces trois, le revenu de base universel ne nous sauve que du besoin.
Il y a beaucoup de recherches qui ont été faites sur ce que des individus, des familles et des communautés deviennent quand le travail n’existe plus. Et ce n’est jamais une bonne nouvelle.
Mais des gens perdront justement leur travail à cause de la robotique.
Des gens perdent leur travail à cause de la technologie depuis 2 000 ans.
N’est-ce pas plus massif aujourd’hui ?
C’est loin d’être évident. Je pense que ce sera plus massif à un certain moment, dans le futur. Mais au lieu d’assumer que nous sommes déjà arrivés à ce point et que les robots vont tous nous mettre au chômage demain, il faut regarder ce qui se passe aujourd’hui. La France, comme les États-Unis, créent des emplois tous les mois.
Il n’y a aucune preuve qui dirait que nous sommes arrivés dans une phase de chômage technologique massif. Quand ce sera le cas, nous nous assurerons de créer les encadrements politiques nécessaires pour contrer cela au lieu d’imaginer un éventuel futur qui tient de la science-fiction.
Aujourd’hui, si votre considération principale, c’est faire travailler les gens, vous ne pouvez que trouver l’action d’Uber positive : ils donnent à des jeunes sans diplômes l’opportunité de travailler et de gagner de l’argent uniquement avec une voiture et un smartphone.
Pensez-vous qu’il sera nécessaire d’imposer la production des robots ?
Nous taxons déjà les entreprises. Nous taxons leurs bénéfices et dans beaucoup de pays, nous taxons également la valeur ajoutée. Du coup, nous avons déjà ces choses et je suis pour l’extension de ces impôts ce qui implique que nous fassions un meilleur travail pour réussir à forcer ces sociétés à payer des impôts.
Nous savons comment faire des impôts qui sont beaucoup moins simples à frauder
Ce que je ne voudrais pas, en revanche, c’est qu’on en arrive à dire : « D’accord, ça, c’est un robot et nous devons le taxer comme cela et ça c’est un humain qui doit être taxé comme ceci ». Parce que dès que nous allons commencer à faire cela, vous allez avoir des sociétés qui vont dire : « Oh, regardez, ici j’ai quelques humains, du coup pourquoi je taxerai cette production comme celle d’un robot ? ». C’est ce qu’elles vont faire. C’est un jeu dans lequel je ne me lancerai pas. Nous savons comment faire des impôts qui sont beaucoup moins simples à frauder. Continuons à faire des impôts plus difficiles à contourner.
Le problème, c’est qu’imposer les entreprises, c’est aujourd’hui très difficile parce qu’elles disent qu’elles n’ont pas de bureaux en France, ni aux États-Unis, mais qu’elles sont localisées dans une petite île sans taxe. Résolvons ce problème avant. Et pourquoi ne pas aller plus loin : pourquoi un humain serait moins avantageux pour une entreprise ? Taxons moins les humains au lieu de taxer les robots. Un employé engagé a un coût bien supérieur à son salaire, contrairement à un robot. Vous pouvez ajouter à cela les difficultés pour licencier dans certains pays. Et pourtant, c’est la leçon d’économie la plus rudimentaire : quand une entreprise paie trop de charges sur ses employés et qu’elle ne peut pas licencier, elle recrutera moins.
C’est donc plus un problème de société global qu’un problème avec la robotique…
Je pense que si ce que nous voulons, c’est plus d’opportunités pour les gens, alors nous devons lever les barrières qui nous empêchent de créer ces opportunités. Il y a des tas de choses que nous pouvons faire et les robots n’en sont qu’une partie. Quand on est dans une situation de crise ou de profonds changements, la bonne solution n’est pas d’ajouter de l’inflexibilité et toujours plus de barrières. Au contraire.
Pour revenir à ce que vous disiez plus tôt, comment pensez-vous qu’il est possible de changer l’état d’esprit sur ces sujets ? Comment faire pour que la société et les individus qui la composent n’aient pas peur ?
C’est une très bonne question. Il y a deux forces qui re-dessinnent l’économie dans le monde aujourd’hui : la globalisation et la technologie. Et ces deux phénomènes sont effrayants pour les mêmes personnes : les classes moyennes de travailleurs dans les pays les plus aisés, très anxieuses à propos de ces sujets. Dès lors, l’idée est peut-être de présenter les bénéfices de la mondialisation et du progrès technologique.
Aujourd’hui, aux États-Unis, Donald Trump est si populaire parce qu’il dit que la mondialisation a été terrible pour les États-Unis, à cause de la Chine, à cause du Mexique… il est complètement à côté de la plaque, totalement dans le faux. Mais parce que l’état d’esprit des Américains lui laisse l’opportunité de parler, il peut dire à quel point tout cela est mauvais. Ce que nous devons faire, c’est montrer les bénéfices de ces phénomènes tout en identifiant les challenges et problèmes qu’ils apportent. Nous pourrons alors trouver des solutions à ces problèmes.
Au lieu de commencer par « oh mon Dieu les robots vont me prendre mon travail », commençons par regarder le monde que la technologie nous a permis de créer : il est fantastique mais vient avec son lot de problèmes. À nous de les résoudre.
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