Y a-t-il un argument économique implacable pour justifier la volonté de certains fournisseurs d’accès à internet de lutter contre les « net-goinfres », qui selon la Fédération Française des Télécoms « passent leur temps à télécharger des films, font de la vidéo en permanence, passent la journée sur Facebook avec de la vidéo, YouTube, Dailymotion » ?
Contrairement à l’internet mobile, où la saturation des ondes est un phénomène physique qui semble justifier le plafonnement de la consommation et le bridage des connexions, l’internet fixe ne connaît pas de limites à son expansion. Il suffit d’ajouter des routeurs et des tuyaux par lesquels faire passer de la fibre optique, pour augmenter immédiatement la capacité de distribution du réseau. Le seul obstacle n’est donc pas technique, mais économique. Déployer de nouveaux routeurs et des tuyaux a un coût que les opérateurs rechignent de plus en plus à financer. La solution qu’ils proposent est donc de freiner la croissance d’internet en bloquant ou en bridant les internautes qui sont les plus consommateurs.
Pourtant, les opérateurs sont très loin de risquer le déficit s’ils maintiennent leurs investissements pour accompagner la croissance en bande passante. En France, leurs marges d’exploitation, c’est-à-dire (à peu de choses près) leurs bénéfices avant impôts, représentent entre 12 et 28 % de leurs chiffres d’affaires, ce que jalouseraient plus d’un secteur industriel.
Bouygues Télécom, qui vient pourtant de renouveler son attachement à l’internet illimité, est le moins rentable avec 692 millions d’euros de résultat opérationnel (12,28 %) pour 2010. Free fait certes moins bien en valeur absolue, avec 538 millions d’euros, mais l’opérateur – qui est encore exclusivement dédié à l’internet fixe – bénéficie d’une marge très confortable de 26,4 %. SFR réalise une marge de 18,49 %, avec ses 2,3 milliards d’euros de marge opérationnelle. Enfin France Télécom a publié ses résultats pour le 1er semestre 2011, et ils indiquent qu’en France, l’opérateur historique réalise une marge impressionnante de 27,99 %. Sur la seule première moitié de l’année, FT réalise 11,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, et dégage plus de 3,1 milliards de marge opérationnelle.
Dans son rapport annuel (.pdf), France Télécom rappelait qu’il a « annoncé en février 2010 son intention d’investir environ 2 milliards d’euros d’ici 2015 dans la fibre optique« , et « en septembre 2010 son intention d’investir 60 millions d’euros sur trois ans dans la modernisation de son réseau, afin de rendre l’ADSL disponible pour plus de 99 % des foyers français en 2013« . Il annonçait aussi divers investissements dans des câbles sous-marins, représentant environ 250 millions d’euros.
Au total, « les investissements corporels et incorporels hors licences des activités poursuivies du groupe France Télécom s’élèvent à 5 522 millions d’euros en 2010 » (+ 3,9 % sur base comparable), soit un ratio d’investissements de 12,1 % du chiffre d’affaires. Largement inférieur à sa marge opérationnelle.
L’opérateur expliquait aussi dans ce rapport annuel sa préoccupation, qui justifie de brider la consommation de vidéos sur Internet, lorsqu’elle est fournie par des services concurrents aux siens :
Le développement rapide de la consommation de contenus audiovisuels via les réseaux de
télécommunications pourrait s’accompagner du remplacement des opérateurs de télécommunications par d’autres fournisseurs de contenus ou de services dans la relation client, ainsi que d’une saturation du réseau, privant les opérateurs de télécommunications tel que France Télécom d’une partie de leurs revenus et de leurs marges tout en augmentant les investissements nécessaires, et affectant de ce fait leur situation financière et leurs perspectives.
(…) cette relation directe avec les clients est source de valeur pour les opérateurs et sa perte (partielle ou totale) au profit des nouveaux entrants pourrait affecter les revenus, les marges, la situation financière et les perspectives des opérateurs de télécommunications tel que France Télécom
(…) France Télécom a choisi à moyen terme de procéder à des investissements importants afin d’adapter la capacité de ses réseaux de transport et de collecte. Il n’existe toutefois aucune garantie que de tels investissements soient suffisants face au volume croissant de contenus sur les réseaux de télécommunications, ou qu’ils puissent être rentabilisés face à la pression des nouveaux entrants ou des autorités réglementaires des pays concernés. Si la rentabilité de ces investissements ne pouvait être assurée, la situation financière et les perspectives de France Télécom pourraient alors en être affectées
Alors, les « net-goinfres » sont-ils les internautes qui vont à longueur de journée sur YouTube, ou les actionnaires qui ne veulent surtout pas voir s’affaiblir leurs juteux dividendes ?
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