Encadré au sud par le Castro et en aval par la North Beach et ses vues sur Alcatraz, le quartier général d’Uber est comme retenu entre les quartiers huppés, fourmillant de businessmen du South of Market sur l’Est et le très historique Polk Gulch à l’Ouest. Une situation centrale, ou indécise, sur la péninsule san franciscaine qui semble raconter l’identité d’une société qui n’en a plus.
C’est dans un vieillissant bunker, au 1455 Market Street, que la startup la plus décriée de la décennie a élu domicile. Peu de fenêtres, un béton solidifié dans la pure tradition de la fin du 20e, une seule paroi transparente — celle du lobby — et ses portes automatiques : rien ne laisse présager que quelques étages plus haut, on trouve le centre de commandement d’une société qui téléguide, tel des maquettes sur un circuit, des millions de véhicules aux quatre coins du globe.
Le bâtiment, rappelant l’âge d’or d’une Amérique en costume deux pièces à larges rayures et jamais séparée de son attaché-case, offre aujourd’hui ses bureaux à une véritable war room de la révolution numérique.
Uber, des louanges à la boue
Au cœur du bâtiment, Uber, la société de tous les maux qui ici comme ailleurs cristallisent les nombreuses angoisses d’un monde qui se dématérialise, emportant par là, métiers, statures et ordres anciens ; Uber toujours qui, malgré ses révolutions indéniables, semble aujourd’hui sombrer dans une débâcle d’image qui pourrait miner durablement les ambitions démesurées d’une startup. Car si Uber, en France comme ailleurs dans le monde, pouvait il y a encore un an tenir haut son drapeau de révolutionnaire technologique, portant l’éthique et la modernité en bandoulière, aujourd’hui, une crise de communication érode l’image de la startup.
il commence à se dessiner dans l’ombre de la startup une critique de ses valeurs
Par-delà les mouvements sociaux qui bourgeonnent à travers les métropoles du monde où l’uberisation, chimère économique et sociale, bouleverse les statuts et les rapports de force, il commence à se dessiner dans l’ombre de la startup une critique parallèle, plus sourde mais pas moins dévastatrice : celle de ses valeurs. La vindicte qui touche Uber a éclaté il y a quelques semaines aux portes des aéroports américains et pousse, depuis, la direction de la société dans ses retranchements, naviguant dans les eaux incertaines des scandales moraux.
En refusant de se plier à l’implicite exigence morale de soutenir les grèves des taxis durant l’éphémère mais délétère Muslim Ban, la startup perdait pas moins de 200 000 de ses clients au cours d’un mouvement appelé sobrement DeleteUber. L’explosif témoignage de Mme Susan Fowler craquelle et ébrèche à nouveau la fragile façade idyllique d’Uber.
Sexiste, indifférente aux horreurs de la politique de Trump, frauduleuse dans ses tests de véhicules autonomes et même intrusive dans la vie de ses utilisateurs, la société qui se conformait au fameux don’t be evil inventé par Google ne semble plus en mesure d’assurer quiconque de sa véritable nature morale. Cela pourrait être un détail dans le rouage d’une machine économique bien huilée, mais dans un secteur aussi versatile que la tech, sans valeurs, une marque perd, littéralement, de sa valeur.
Pour en revenir aux lignes abruptes du bunker qui lui sert de quartier général, Uber devient, ou redevient, ce qu’incarne cet inopportun et laid bâtiment à la croisée des rues san franciscaines. Un navire opaque, dont la modernité se fissure au fil des scandales, et dont les finances hasardeuses ne suffisent plus à s’acheter une parure de révolutionnaire.
La morale à coup de millions
Après avoir débloqué un fond dépassant le million de dollars pour se racheter une virginité post-Delete Uber, voilà que Travis Kalanick est à nouveau heurté par les révélations d’un nouveau scandale, dont il paraît évident que le simple alignement de billets verts ne pourra suffire à, de nouveau, se racheter une image.
Et pourtant, dans le monde Uber, c’est continuellement en sortant le porte-feuille que l’on règle les détails dérangeants. Maintenant que Kalanick a pris officiellement conscience du problème de sexisme rencontré à tous les étages de sa hiérarchie, le CEO a décidé de se payer l’autorité morale d’un ancien attorney general, Eric Holder.
Ce poste qui fait office de ministre de la justice américaine se traduit en français par un trompeur procureur général des États-Unis et représente pour chaque américain un sens évident de la rigueur, une incarnation charnelle et politique, même frauduleuse, de la sacro-sainte Constitution. En somme, Uber s’achète, à un prix inconnu, la Rolls de la justice américaine pour lutter contre le sexisme de ses propres cadres.
Uber s’achèt la Rolls de la justice américaine pour lutter contre le sexisme
Eric Holder, après l’affaire Fowler, prend donc la charge d’enquêter sur l’ensemble des problèmes liés au sexisme dans la startup, qui sont dans la culture d’une entreprise dont les publicités fleurent bon le patriarcat et le graveleux pitoyable.
En France, on promet aux femmes d’être uberassurées dans un imaginaire étrange et aux hommes qu’ils seront conduits par des avions de chasse, en référence non pas à l’aviation mais aux physiques des conductrices de la plateforme.
Mais le superman de la justice devra également se pencher sur les comportements en interne des employés de la firme qui, selon Mme Fowler, ne peine guère à avoir les comportements les plus déplacés à l’encontre de leurs collègues féminines dans l’indifférence coupable de la direction. La tâche semble donc vaste et malgré les bonnes intentions de Kalanick, il apparaît comme très cosmétique l’arrivée impromptue de l’ancien attorney pour régler un problème aussi vieux qu’Uber : seuls 15 % de ses employés techniques sont des femmes, selon le CEO.
Sexiste, indifférente et cupide : l’image d’Uber n’est plus, pour le public, celle de la belle startup coulant des beaux jours sous la bénédiction du soleil californien. La question qui se pose à Kalanick n’est donc plus combien de millions de dollars il devra aligner pour se racheter une virginité à lui et sa marque, mais combien de temps il lui reste avant que ses consommateurs et ses investisseurs ne soient lassés des couacs à répétitions de son navire amiral.
Ni l’épais béton du 1455 Market Street, ni même les lignes élancées du futur quartier général de l’entreprise ne protégeront la startup de la vindicte morale des consommateurs, qui n’épargnent que peu de sociétés de la tech de leur immoralité manifeste.
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