Martin le concède : « Si je viens de déménager, c’est grâce à l’Ethereum ». Philippe, lui, est en train de gagner plus qu’avec son boulot de livreur Deliveroo, alors qu’il voulait au début simplement s’« assurer de plus gros revenus ». Adrien, qui a commencé tôt, ne fait pas de mystère sur son vœu initial : « Changer ma vie ». Quant à Alexandre, il y passe désormais ses journées : « C’est du sept jour sur sept et c’est maintenant ma principale activité ». Leur point commun ? Ils ont tous commencé à investir — parfois en tradant activement — de la crypto. Comme ils disent.
Nouvelle ruée vers l’or d’une génération qui n’a qu’un lointain souvenir de l’éclatement de la bulle Internet, les Bitcoins, et par extension, les crypto-monnaies, seraient le nouvel eldorado des jeunes gens connectés. « J’ai 31 ans, je n’ai pas eu la chance de vivre la bulle Internet, alors aujourd’hui je prends ma revanche » concède Cyril.
Ceux qui ont investi il y a quelques années offrent un exemple proche du conte de fée : millionnaires en quelques mois, ils rappellent ces Français partis au Mexique sans un sous, revenus fortunés pour plusieurs générations. Et donnent envie à de nombreux autres de se lancer dans l’aventure.
« Ils sont fous ces crypto-maniaques »
Les gains seraient imprévisibles et explosifs, l’investissement facile, et on connaitrait presque tous quelqu’un qui s’est constitué une petite fortune en quelques mois. Le tout, à une époque où, pour cette génération, l’investissement traditionnel a perdu de sa gloire et où il apparaît difficile de rivaliser avec les crypto-monnaies dont les cours explosent régulièrement. Vivrions-nous une dynamique comparable à la tulipomanie du XVIIe siècle ?
Cet épisode historique revient souvent dans la bouche des économistes qui parlent des crypto-monnaies : il s’agit de la première bulle spéculative de l’histoire de l’économie occidentale. Renaud balaye à ce sujet : « Cette comparaison est inepte tant économiquement qu’historiquement ». Il n’a probablement pas tort. Toutefois, comme toutes les bulles, celle des tulipes a fait d’imprévisibles chanceux et de nombreux perdants. Et elle a surtout, à son apogée dans les années 1630, provoqué une folie financière, une manie, qui a bouleversé la société hollandaise et changé le statut des petits actionnaires.
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La folie des tulipes, Jean-Léon Gérôme, 1882
Aujourd’hui, un tel état d’esprit aurait repris possession des mordus de cryptos, selon certains médias. D’autres parlent d’hystérie, avec des cas de personnes y passant leurs journées, leurs nuits ou simplement ont arrêté de bosser pour s’y consacrer.
Sur HBO, Vice News nous raconte l’histoire de Kang, un investisseur devenu obsédé par son jeu et qui y trouve le même plaisir que le parieur compulsif au casino. Il explique : « Plus tôt cet été, j’ai un vu un pote, il m’a expliqué qu’il se faisait 5 000 dollars par jour grâce au Bitcoin. J’ai trouvé ça incroyable et rapidement, les cryptos m’ont offert les émotions les plus puissantes que je n’avais jamais eues à propos de l’argent ou du pari. » Les crypto-passionnés seraient donc tous des joueurs de casino, un peu marginaux, prêts à vendre père et mère à l’occasion d’une ICO ?
« Et toi, t’es crypto-anarchiste ? »
En nous penchant sur le profil des Français qui misent gros sur les cryptos, force est de constater l’entrain de certains. Il y a, parmi ceux-ci, les plus mystiques et les plus croyants : ils promettent la naissance d’un nouveau paradigme économique, d’une promesse solide, et même, d’un monde nouveau lavé des errances du capitalisme du XXe siècle. Ainsi, Alexandre nous parle d’une « idéologie blockchain » : « On a créé une nouvelle classe d’actifs dit-il, et en faisant un paquet de nouveaux millionnaires, c’est une nouvelle répartition des richesses qui est en jeu, pour le peuple. »
« J’ai des moments de transcendance »
Sur l’ensemble des investisseurs que nous interrogeons, cette vision du monde n’est pas nécessaire au gain mais elle fait partie du jeu : certains de nos interlocuteurs parlent de rupture, de système à venir ou encore d’Internet du futur. Adrien, proche des idées libertariennes — on dit même crypto-anarchiste –, explique ainsi : « Tout ça me fait penser un peu à la bataille du gouvernement contre l’utilisation du chiffrement. Je crois en plus que des technologies comme l’Ethereum, au-delà de la spéculation, peuvent aussi changer la façon dont on utilise Internet. »
Cette vision du monde semble nourrir les rêves et la valeur du Bitcoin, au point que le caractère anti-système de la monnaie ferait aussi partie constituante de son aura : « Pourquoi le Bitcoin a septuplé en la moitié d’une année ? Car cela fonctionne exactement comme prévu : c’est décentralisé et libre de toute intervention du gouvernement. Remarquez que tous les financiers le détestent. Le patron de JP Morgan l’a qualifié d’ ‘escroquerie’, tous les médias ont répété cela, la valeur du Bitcoin a explosé après », se félicite ainsi un Américain sur Reddit. Allant jusqu’à justifier l’utilisation de la crypto-monnaie par la guerre en Irak.
Alexandre, passionné par la blockchain n’hésite pas à s’avouer un peu « conspirationniste ». Pour lui, la promesse technologique de la chaîne est venue « apaiser (s)a paranoïa à l’égard de la surveillance, d’Internet et des gouvernements ». Comprenant la puissance de la méthode blockchain face aux dérives qu’il identifiait sur Internet, le jeune homme dit « avoir eu des moments de transcendance ».
Pas forcément plus sages mais versant moins dans l’anarchisme, des jeunes investisseurs français y voient quant à eux la dernière disruption possible. Ils partagent l’enthousiasme des crypto-anarchistes, mais se différencient par une approche pragmatique et moins radicale. Renaud, la trentaine, refuse ainsi d’être qualifié d’anarchiste et, sans nier le pouvoir politique de la blockchain, il voit surtout en elle l’étape suivante d’Internet : « Une innovation de rupture dont on ne voit que les débuts aujourd’hui ».
« Les Mathématiques ne mentent pas »
Associant la promesse de la blockchain et le renversement d’une mécanique établie, des jeunes gens comme Cyril Paglino, co-fondateur de Tribe écrivent : « Notre société a connu des grands mensonges et des crises majeures, souvent provoqués par l’appât du gain, qui ont conduit les individus à haïr la politique, Wall Street, les banques et le capitalisme moderne. Mais les Mathématiques ne mentent pas. »
Contacté, l’entrepreneur installé à San Francisco se mue en avocat enthousiaste de la cause blockchain. « J’ai toujours investi dans les startups tech, rappelle-t-il, mais il y a quelques temps, j’ai arrêté. Maintenant, je n’investis plus que dans les projets cryptos, j’ai l’impression de vivre une chasse au trésor d’un monde à venir. Le jeu est peut-être plus dangereux mais bien plus passionnant. »
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Occupy Wall Street, 2011 / CC. Aaron Bauer
« C’est la cour des miracles du conseil financier »
Tous les investisseurs ne sont pas aussi au fait des promesses de la blockchain que Cyril Paglino. Loin de là. L’amour de la crypto serait ainsi partagé entre deux populations : l’une la vénère pour le jeu, l’argent et le gain facile ; l’autre reprend peu ou prou les mêmes éléments mais y associe une sincérité idéologique. Il n’est « absolument pas nécessaire d’adhérer à une vision du monde », lance Julien, étudiant investisseur qui affirme ne pas s’intéresser du tout au pan idéologique des cryptos. Adrien ajoute : « Je pense que 30 % des gens qui investissent savent réellement ce que c’est la blockchain, à quoi ça sert, etc. Pour le reste, il n’y a aucun autre intérêt que le côté spéculatif. »
Certains ne seraient donc là que pour vivre le shoot d’adrénaline et de gains promis par la bulle. « Tout le monde a les mêmes règles, mais chacun en fait sa propre interprétation », relativise le jeune homme. Il observe toutefois des comportements qu’il juge « absurdes et inconscients » parmi ces parieurs sans convictions. « Il y a ceux qui vont mettre 90 % de leur livret A, voire aller jusqu’à faire un crédit étudiant ou conso », constate-t-il sur les chats de discussion.
« 30 % des gens qui investissent savent réellement ce que c’est la blockchain »
Une ignorance du caractère politique mais également technique des monnaies virtuelles qui conduit certains débutants à tomber dans les filets d’apôtres d’un nouveau genre que l’on croirait sortis de Télé-Achat. Sur les groupes Facebook ou Telegram, ces prophètes dispensent des conseils jamais loin de l’escroquerie, ou plus simplement dignes de vendeurs de tapis. « C’est la cour des miracles du conseil financier », ironise Renaud. « Comment vérifier qu’une crypto n’est pas une arnaque ? peut-on ainsi lire, en tapant dans Google son nom + scam (arnaque en anglais) et lire les résultats » (sic).
Plutôt inoffensif, ce conseil côtoie dans le milieu de plus grave leçons de trading offertes par d’audacieux menteurs : « Tu retrouves tout les profils d’escrocs classiques et surtout toutes les arnaques classiques. C’est vieux comme le monde : on propose à des gens d’investir dans l’entreprise qui va changer le monde ou le nouveau placement qui va rendre riche, explique un confrère qui observe discrètement ce milieu depuis plusieurs mois, mais la crypto-monnaie a peut être un double avantage pour l’opportuniste : elle est suffisamment connue pour rassurer, mais suffisamment opaque pour que personne n’y comprenne rien. »
Les dangers des fausses promesses
Ces opportunistes qui ont beaucoup en commun avec les escrocs de la grande époque du trading jouent sur les mêmes atouts : « Cela se joue toujours sur le plan psychologique : on bourre l’esprit de la victime avec des concepts complexes et faux, tu l’impressionne avec des grands noms pour montrer comme ton réseau est puissant puis après tu rabaisses les gens : ta vie est pourrie, tu peux devenir riche, ‘ne sois pas plus bête que les autres’. »
Pour Alexandre, c’est surtout du côté des ICO que l’on retrouve des fausses promesses : « On trouve des clubs de mining (groupe qui promet de miner au profit des ses investisseurs) et des ICO qui cherchent des investissements, ils vendent du rêve, et t’expliquent que pour échapper aux gouvernements, il faut mettre ton fric à Chypre. Tu crois organiser ton évasion fiscale mais évidemment, tu ne revois jamais ton argent. »
Enfin, on trouve aussi des apôtres du Bitcoin qui mettent en danger leurs fidèles : incitant à l’endettement ou à la mise en danger pour ne pas manquer « l’occasion en or ». Les crédules vont jusqu’à l’endettement.
« Tu crois organiser ton évasion fiscale mais évidemment, tu ne revois jamais ton argent. »
Nous n’avons pas rencontré de personnes allant jusqu’à lever un crédit pour tenter leur chance en misant gros sur les cryptos, mais l’idée que de tels comportements existent effraie les économistes et certains adulateurs de la monnaie virtuelle.
Alexandre s’inquiète des retombées politiques que pourraient avoir de tels excès : « Je pense par exemple aux mineurs qui investissent, ou aux personnes qui mettent ce qu’ils n’ont pas. Ils vont donner du grain à moudre aux régulateurs qui trouveront là l’occasion de s’en prendre à l’écosystème. » Aux côtés des croyants, il y aurait donc une génération de parieurs un rien frénétique. « Je distingue le Bitcoin, qui est devenu grand public et simple pour le trading, et les cryptos en général », ajoute Renaud qui fait la différence entre « ceux qui ont les compétences pour comprendre la blockchain et un white paper, et les autres ».
« La panique totale »
Mais parier, jouer, trader, est toujours une question d’émotion. Et chacun de nos interlocuteurs apprend à faire face à ses angoisses et à ses frénésies. Ce serait, selon Renaud, un des apprentissages les plus importants des investisseurs : « Ce n’est pas pour rien que le ‘don’t get emotional’ est devenu notre gimmick ».
Ces montagnes russes de l’émotion, tous ne veulent pas en parler, mais chacun a connu l’angoisse du FOMO (fear of missing out) qui tient nos traders éveillés toute la nuit pour se pencher sur tous les projets qui naissent.
«faut se rattraper, faut acheter »
Certains, plus bavards sur ces moments d’intensité, racontent. « En une journée, on se sent riche. On veut mettre plus, on se dit ‘ah mince, si j’avais mis tant, j’aurais pu gagner ça’. On se laisse porter par l’émotion, on achète. Et puis une heure après, ça chute de 130 %, la panique est totale, on perd. Mais on continue ‘faut se rattraper, faut acheter’ », se souvient Adrien qui ne fait pas l’impasse sur ces moments d’angoisse qui rythment la vie des forcenés du jeton virtuel.
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Hard Rock Casino / CC. Ted Murphy
Très volatile, la valeur de ces monnaies offre de véritables shoots d’adrénaline et des angoisses sérieuses en un temps limité. Julien se rappelle : « Quand le LTC est passé de 80 € à 330 € en quelques heures c’était fort… Un moment de frénésie un peu ». Alexandre se considère lui « mauvais spéculateur et bon analyste », principalement parce qu’il apprendrait encore à gérer ses émotions. « Je veux être partout, et je me fais parfois saigner ».
Ludique et facile, l’investissement joue sur les nerfs. Julien par exemple surveille trois fois par jour les sommes qu’il a versées. D’autres y passent leurs pauses, quand les plus intrépides ont pris congé du monde du travail. Alexandre concède : « C’est devenu chronophage ». Il gère une communauté dédiée aux cryptos et ses propres investissements, toute la semaine. « J’en vois plein des gamins de 20 ans qui ont arrêté l’école, ont tout appris tout seul, et se font un SMIC par jour », note Renaud. Ces derniers se jettent dans le grand bain sans avoir tous les atouts en main et doivent apprendre rapidement ou perdre aussi vite.
« tu commences à regarder les cours toutes les cinq minutes, tu ne penses qu’à ça »
Alexandre avoue que deux « maladies » touchent les investisseurs de son profil : « Déjà, tu commences à regarder les cours toutes les cinq minutes, tu ne penses qu’à ça et n’apprend pas à patienter. Ensuite, tu finis par te comparer aux potes, aux gars sur les réseaux qui ont fait de meilleurs opérations que toi. Et là, c’est le drame car tu pousses toujours plus loin en ayant peur de manquer l’occasion, quitte à perdre beaucoup. » Assagi, Renaud rappelle que la sérénité s’apprend notamment en ne « misant que ce que tu peux perdre, une règle que l’on répété tout le temps mais pas assez visiblement ».
« J’ai tout appris tout seul »
Si chacun de nos interlocuteurs possède ses caractéristiques, son histoire et ses propres vues sur les cryptos, tous semblent partager un capital technique sidérant. Loin d’être seulement technophiles, nos interlocuteurs sont des autodidactes acharnés, passionnés « voire obsessionnels », nous dit-on. Qu’ils aient commencé il y a quelques mois, ou plusieurs années, chacun a accumulé une somme de connaissances technique et économique impressionnante.
Alexandre a par exemple un parcours surprenant : « J’ai toujours été dans les niches, ça a commencé par être youtubeur dans le gaming, puis l’eSport », aujourd’hui, sans transition, il anime un groupe d’investisseurs et peut parler des heures durant de crypto, de blockchain et de chiffrement.
« perdre de l’argent est une leçon que l’on retient »
Cyril Paglino était peut-être avantagé : « Je suis en Californie, dans les milieux de la Silicon Valley alors autour de moi, tout le monde est tout le temps dans la blockchain ». Mais même pour lui, il y a eu une phase d’apprentissage accéléré : « Je ne comprenais rien il y a quelques années, aujourd’hui j’investis avec Sequoia (venture capital californien) sur des crypto-projets très spécifiques ».
Renaud philosophe sur ces apprentissages rapides et autonomes : « C’est l’air du temps qui veut ça, ces non-professionnels qui deviennent traders participent à un mouvement de désintermédiation, en particulier des connaissances. » Cette solitude face aux enseignements ne va pas sans risques, mais « perdre de l’argent est une leçon que l’on retient », raille un jeune investisseur.
Demain, ils seront probablement la génération de la bulle crypto comme leurs ainés ont été les enfants de la bulle Internet. Ce qu’ils feront de l’argent gagné, des compétences acquises et des révolutions achevées, c’est déjà un autre sujet, mais au moins, comme le rappelle Renaud, « on aura fait partie de l’Histoire ».
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