Quand une vidéo promotionnelle, puis le whitepaper technique de 132 pages d’une « blockchain Telegram Open Network (TON) » ont fuité en décembre dernier, la communauté crypto avait accueilli la nouvelle entre enthousiasme, amusement et scepticisme. Au vu de la frénésie boursière suscitée par la simple annonce d’une blockchain par Kodak au CES de ce janvier, il y avait pourtant de quoi s’attendre à un déferlement autour de la messagerie de Pavel Durov. C’est le cas.
Un document envoyé à la commission américaine des titres et des échanges fait état de 850 millions de dollars transférés de TON Issuer Inc. à Telegram Inc., les deux parties étant dirigées par Pavel Durov et portant sa signature. « Les émetteurs comptent utiliser la somme pour le développement de la blockchain TON, le développement et la maintenance de Telegram Messenger, et à d’autres fins décrites dans le prospectus », mentionne le document, ce qui laisse penser que le pactole correspond à la prévente des tokens « gram » promis par la messagerie.
De précédentes estimations avaient placé l’ICO même autour de 1,2 milliard de dollars, 600 millions pour la prévente privée et 600 millions lors de l’offre publique en mars. Les attentes sont désormais à 2 milliards, ce qui en ferait une des plus grosses levées de fonds de l’histoire, tous modes confondus. L’ICO de Telegram pulvériserait par un facteur dix le podium actuel de la crowdsale, constituée de Filecoin (257 millions), Tezos (232 millions) et d’EOS (200 millions, en cours). L’ensemble cumulé de toutes les ICO de 2017 ne représentait « qu’à peine » 4 milliards de dollars.
L’effervescence autour du gram fut telle que de faux sites se faisant passer pour Telegram se sont montés pour détourner une partie des investissements. Le site Gramtoken.io aurait ainsi escroqué 5 millions de dollars avant de disparaître dans la nature.
Les préventes de tokens, le plus souvent accessibles sur invitation uniquement, servent généralement à attirer les « baleines » (gros investisseurs de la cryptofinance) avant de procéder à une vente publique ouverte à tous. Le ticket d’entrée de TON était de plus fixé au seuil inhabituellement élevé de 20 millions de dollars. S’il est commun d’offrir des ristournes aux baleines, le rabais atteindrait un modique 70 % sur la prévente, avec une longue période de blocage de trois à 18 mois avant que les tokens ne puissent être mis à la vente. Les grams seraient mis en circulation en décembre 2018 et deviendraient échangeables en cryptobourse entre janvier et mars 2019.
Telegram Open Network : le nouvel Ethereum…
D’après le whitepaper promotionnel de 23 pages de TON, Pavel Durov se serait intéressé aux cryptomonnaies dès 2013 quand il aurait placé 1,5 million de dollars de sa fortune en bitcoins (soit 150 millions de dollars aujourd’hui, bien que Cointelegraph retient le chiffre beaucoup plus faible de 2 000 bitcoins, soit 20 millions de dollars, sur une fortune personnelle de 300 millions). Le fondateur du réseau social russe Vkontakte s’était fait évincer de sa firme pour avoir refusé de vendre des informations personnelles au Kremlin ; suite à quoi il s’est enfui dans les Caraïbes et a fondé Telegram, entreprise sous pavillon allemand.
La blockchain TON fonctionnerait sur le sharding, une technique expérimentale évoquée dans les cercles d’Ethereum mais encore sans réalisation concrète. Autour d’une chaîne de blocs mère partiraient et reviendraient une myriade de chaînes filles, dont le nombre pourrait théoriquement atteindre 2 puissance 92 (un milliard de milliards de milliards). Ces chaînes se créeraient et fusionneraient en fonction de la charge du réseau. Cela permettrait de traiter « un million de transactions par seconde », contre 7 pour le bitcoin et 14 pour Ethereum. Un chiffre similaire à celui promis par Polkadot, une startup éthérée spécialisée dans l’interopérabilité blockchain dont l’ICO a levé 144 millions de dollars en octobre 2017. Sauf que Polkadot part de zéro, et que Telegram a 200 millions d’utilisateurs.
Quand la plupart des ICO partent de zéro, Telegram a 200 millions d’utilisateurs
TON tournerait sur des nœuds légers, lui permettant d’être supporté par des appareils mobiles sans consommation excessive de ressources — un peu comme pour l’application Status ou le smartphone Sirin. La validation serait du proof-of-stake, un remplacement de l’énergivore minage proof-of-work du bitcoin, qui est actuellement utilisé sur des devises comme NEO, Nxt, Omni ou Stellar Lumens.
Telegram se trouve déjà être un des canaux les plus utilisés pour les discussions relatives aux cryptomonnaies. L’application pourrait attribuer des « cartes d’identité » réutilisables à ses membres via un processus de vérification similaire à celui employé par les plateformes de cryptotrading comme Bitfinex et Kraken. Car plus que de transformer à terme Telegram en une application décentralisée type Ethereum, TON n’ambitionnerait pas moins de devenir lui-même un Ethereum alternatif, si ce n’est un nouvel Internet parallèle. Le lancement d’un certain nombre de services serait ainsi prévu pour avril-juin 2019 :
- TON Services, un portail pour applications décentralisées similaire à Status, qu’on comparerait à un app store ;
- TON DNS, une sorte d’annuaire comme ceux du Web assignant des noms lisibles aux nœuds, comptes et contrats intelligents — le whitepaper promet qu’« accéder à des services décentralisés serait comme visiter un site sur le World Wide Web » ;
- TON Storage, un « Dropbox » décentralisé à la Filecoin permettant d’exploiter l’espace de stockage libre d’ordinateurs de par le monde (les amateurs de la série Silicon Valley comprendront tout de suite) ;
- TON Proxy, un service de proxy et VPN pour contourner la censure d’internet ;
- TON Payments, un service de micropaiements à la WeChat, sorte de variante grand public des solutions business de Ripple. Chaque appli Telegram inclurait un portefeuille à cryptomonnaies (« le wallet TON-Telegram deviendra instantanément le wallet à cryptomonnaies le plus adopté au monde », dit le whitepaper).
Le gram serait en quantité plafonnée dès son lancement, à 5 milliards en l’occurrence. 44 % des grams seraient vendus lors de l’ICO, au moins 52 % seraient gardés dans les coffres de Telegram pour atténuer la spéculation, et 4 % seraient attribués à l’équipe des développeurs. Si l’ICO atteint 2 milliards de dollars sur les grams vendus, ces 4 % représenteraient 180 millions de dollars pour 15 employés, qui deviendraient tous millionnaires.
Les éléments de décentralisation permettraient de rendre Telegram plus résistant face à des tentatives de censure comme de la part de l’Iran, où la messagerie représente 40 % du trafic internet. D’autre part, la base centralisée de l’application permettrait une plus grande stabilité et extension que si le système était totalement entre les mains d’une communauté. À partir de 2021, le Telegram Open Network serait rebaptisé « The Open Network » et sa gouvernance serait transférée à une TON Foundation à but non lucratif.
Mais tout ça, c’est sur le papier. Et c’est ensuite que les critiques fusent.
… ou l’« arnaque » du siècle ?
Certaines voix s’élèvent déjà sur le business model de la messagerie. L’application n’a jamais engrangé de revenus (comme Twitter jusqu’en 2011) et encore moins de bénéfices (comme Uber ou Tesla, qui ont toujours été déficitaires). Le budget annuel de Telegram en 2017 était de 70 millions de dollars, entièrement financés de la poche de Pavel Durov et de son frère Nikolai. Ces dépenses sont prévues pour grimper à 100 millions de dollars cette année et tripler à 220 millions en 2021, à une date où la messagerie sera censée rassembler 675 millions de personnes. D’où l’impression d’être ce genre de startup qui brûle du cash sans envisager en produire.
Les investisseurs de la prévente sont essentiellement des fonds de capital-risque traditionnels ayant raté le début de la vague des ICO. Le nom d’une firme déjà établie tel que Telegram peut en effet sembler plus rassurant que celui d’une quelconque startup éthérée venant d’apparaître sur ICO Alert. Joue beaucoup le fameux syndrome du cryptotrader connu sous l’acronyme « FOMO », fear of missing out ; un exemple est le regret intense mêlé de stress induit par la vue d’un bitcoin à 15 000 dollars alors qu’on avait procrastiné à en acheter quand il était à 15 centimes. Dans un tel contexte, l’irrationalité est souvent de mise.
Cet afflux d’acteurs traditionnels provoque une certaine déception dans le milieu de la cryptofinance. S’adressant au site AMBCrypto, Raman Naidu, un crypto-investisseur au portefeuille de 2 millions de dollars, dit avoir été « découragé par l’approche de Telegram, qui donnait au concept un air d’introduction en bourse avec fonds de capital-risque accrédités au lieu de prendre part à l’écosystème des ICO ». La taille de la prévente laisse craindre que les petits acteurs de la crypto ne se retrouvent qu’avec des miettes tandis que les gros bonnets — profitant de leurs 70% de rabais — captureraient l’essentiel des profits.
Le fonds d’investissement cryptofinancier Blockchain Capital a déclaré sa décision de ne pas participer à l’ICO de Telegram. Contacté par CNBC, un des partenaires de la firme a fustigé « une valorisation absurde pour quelque chose qui n’est de fait qu’à un état préliminaire ». Il y a en effet tout un monde entre écrire un whitepaper grand public alléchant et mettre la technologie en pratique.
Charles Noyes, trader quantitatif à Pantera Capital, parle sans détour de « subterfuge opportuniste », citant notamment une faiblesse technique du whitepaper par rapport à la résolution de certains obstacles qu’Ethereum même peine à surmonter. « En 132 pages, ils ont réussi à résumer l’état actuel de la recherche blockchain sans faire la moindre affirmation prouvable sur son futur, déplore-t-il. Je ne saurais même pas commencer à évaluer si ça pourrait ou non marcher. »
Il y a tout un monde entre écrire un whitepaper alléchant et mettre la technologie en pratique
La grande majorité des ICO datent de l’année 2017, et très rares sont les startups éthérées à avoir un produit fini sur la table. Status, le projet se rapprochant le plus de TON, n’en est qu’à sa phase alpha ; et les marchés de prédiction d’Augur, dont le lancement est prévu pour « bientôt » depuis l’été dernier, ont pourtant fait leur ICO dès 2015. Impossible ainsi de dire que quiconque dans l’industrie a de l’expérience dans la conception d’écosystèmes blockchain pour le grand public. Et — étant un nouvel entrant — Telegram encore moins que les autres.
En technologie comme dans la fable de la Fontaine : rien ne sert d’être le premier, il faut arriver à point.
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