Il y a quelque chose de désespérant à voir les taxis, les VTC et les particuliers s’affronter tels des gladiateurs dans une arène pendant qu’Uber contemple le spectacle en sachant que ce divertissement fait de sang, de coups de poing et de larmes prendra fin dans les années ou les décennies à venir. Comme nous l’avons souvent dit et répété, les hommes et les femmes qui conduisent des véhicules Uber sont les taxis de demain, qui seront mis au chômage par les robots.
Lors d’une conférence récente, Steve Jurvetson, qui siège aux conseils d’administration de SpaceX et Tesla Motors, racontait que le PDG d’Uber Travis Kalanick avait assuré à Elon Musk qu’il serait prêt à acheter l’ensemble des 500 000 voitures autonomes que pourrait produire Tesla d’ici 2020. Uber, qui travaille par ailleurs sur ses propres voitures sans chauffeur, veut posséder un parc entier de voitures-robots qu’il fera circuler sur les routes du monde entier pour venir chercher les clients et les déposer où ils le souhaitent, sans avoir à recourir à des humains qu’il faut payer.
Certains y voient une nouvelle illustration de la célèbre théorie de la « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter, qui a longtemps fonctionné et sert encore d’alibi aux conséquences sociales de la robotisation et des gains de productivité. La théorie veut que les ruptures technologiques provoquent toujours une crise sociale induite par la mise hors d’activité des hommes dont le métier est rendu obsolète par la technologie, mais que ces ruptures créent aussi les conditions de l’apparition de nouveaux métiers, qui permettent de rééquilibrer plus ou moins rapidement la balance des emplois.
Mais la théorie de Schumpeter fonctionne-t-elle encore au 21ème siècle ? Comme l’avait parfaitement expliqué et démontré l’analyste Horace Dediu, la vitesse du progrès technologique arrive à un point tel qu’il devient très compliqué pour les êtres humains de s’adapter professionnellement aux cycles des changements technologiques. Ce n’est pas seulement que les ruptures technologiques sont plus impressionnantes qu’avant (sans doute même le sont-elles moins que ne le furent aux siècles derniers l’apparition du télégraphe, des machines à vapeur, de l’électricité, du train, des vaccins, ou des avions). C’est surtout qu’elles sont de plus en plus rapprochées dans le temps, et que nous en sommes aujourd’hui arrivés à une ère de l’innovation permanente, et donc de la destruction permanente. Les emplois se détruisent beaucoup plus vite qu’ils ne peuvent se recréer, y compris dans les métiers « en col blanc » que l’on a trop longtemps cru épargnés par les effets du progrès :
Des voix commencent à se faire entendre (lire aussi cet avis d’un universitaire américain) pour enfin admettre cette nouvelle donne économique, qui devra nécessairement s’accompagner d’une nouvelle donne sociale pour être admissible et profiter à tous, et pas seulement aux quelques « possédants » qui détiendront les robots que loueront ou utiliseront les « accédants ». Car le principal risque économique et social est là, et se constate déjà : c’est l’accroissement des inégalités déjà profondes entre ceux qui peuvent acheter les robots et les faire travailler, et ceux qui ne pourront que les utiliser ou les observer. En termes marxistes, c’est l’accroissement de l’appropriation privée des moyens de production, qui empêche l’émancipation de la classe travailleuse. Mais l’existence-même de cette dernière est menacée par la possibilité de supprimer l’emploi, dans une part de plus en plus importante de la chaîne productive.
Ce n’est pas qu’il faut freiner le progrès technologique, bien au contraire. Tout progrès technologique est par définition libérateur — sinon ce n’est pas un progrès, mais une innovation. Il faut cependant s’assurer qu’il se fasse au bénéfice de tous. C’est même le propre intérêt de l’industrie, comme l’avait dit à Davos le patron de Google Eric Schmidt, en constatant que les salaires étaient trop bas et qu’il fallait redonner du pouvoir d’achat aux consommateurs, pour remettre de l’oxygène à l’économie. Il faut re-penser la répartition des richesses créées par l’innovation technologique, que ce soit en termes de salaires ou de prélèvements fiscaux ou sociaux. Les « possédants » devront peut-être permettre par leurs impôts la mise en place d’un revenu de base, que la Finlande s’apprêterait à mettre en place.
Sans doute faut-il arrêter aussi de voir comme un tabou absolu la réduction du temps de travail, qui n’est que la continuité d’un mouvement de progrès social de longue date, entamé avec la révolution industrielle. On travaillait entre 72 et 84 heures par semaine en 1838, et le temps de travail n’a fait que chuter depuis, grâce au progrès technologique qui a permis l’émergence des progrès sociaux. Faut-il arrêter ce mouvement au moment où les progrès technologiques sont toujours plus rapides, ou au contraire l’amplifier ?
Pour que ces débats puissent naître, il est essentiel que la question de la fin du modèle de la « destruction créatrice » puisse elle-même être mise sur la table. La théorie de Schumpeter est-elle morte, ou peut-elle encore servir légitimement d’alibi aux conséquences sociales de la numérisation, de la robotisation, et du développement de l’intelligence artificielle ?
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