La blockchain soutenue par Facebook et d’autres grandes entreprises se veut être plus fiable et grand public que les cryptomonnaies établies. Des points techniques à la gouvernance, voici ce que propose la Libra.

La Libra marque une étape dans l’histoire des cryptomonnaies : jamais auparavant une telle devise n’a été conçue et soutenue, non pas par une, mais par 28 entreprises dont beaucoup de renommée mondiale. Dans un univers regorgeant de fraudes, de bugs et de cyberbraquages, certains pourraient voir dans la Libra la première cryptomonnaie enfin « fréquentable ». Il est vrai que celle-ci se construit autour de la stabilité comme mantra, quitte à sacrifier cette décentralisation qui faisait briller les yeux des militants de la blockchain.

Nous décrivions dans un article précédent comment la réserve Libra permet à cette cryptomonnaie d’éviter la volatilité en gardant un taux stable, calqué sur un panier de monnaies fiduciaires et d’actifs à faible risque. Pour ce qui est de son fonctionnement technique et politique, vous êtes ici au bon endroit.

Vitesse, taille, consensus et contrats

Le Bitcoin et sa blockchain traditionnelle s’engorgent facilement. D’abord parce que les blocs n’y sont créés que toutes les 10 minutes, puis parce que leur taille est limitée à 1 mégaoctet. En 2017, des chercheurs constataient que le Bitcoin ne pouvait guère gérer plus de 7 transactions par seconde. Dans le même laps de temps, les cartes de crédit Visa s’occupent en moyenne de 2 000 transactions, avec des pics à 56 000.

La recherche de la rapidité peut expliquer la première particularité de la blockchain Libra, qui… n’est pas une chaîne de blocs. « Il n’y a pas de concept de bloc de transactions dans l’historique du registre », explique le whitepaper. Les transactions ne sont pas transmises par groupe aux nœuds validateurs, mais une à une et de manière séquentielle. 1 000 transactions par seconde pourraient ainsi être gérées pour 100 nœuds validateurs. Avec sa « structure unifiée », la Libra n’est pas la première cryptomonnaie à tenter des alternatives. La controversée IOTA, destinée à l’Internet des objets et devant donc faire preuve de rapidité, avait déjà mis au point son propre système nommé « Tangle ».

Le registre de la Libra est « jetable »

Les développeur⋅euses de la Libra ont aussi dû se pencher sur le défi de la taille du registre. À des fins de vérification, chaque nœud validateur du Bitcoin doit disposer de tout l’historique de la chaîne de blocs, avec toutes les transactions qui y ont jamais été réalisées. Ce registre pèse aujourd’hui 210 Go et gonfle en permanence.

Pour éviter que le poids de la chaîne devienne déraisonnable, la Libra fonctionne avec un registre « jetable ». Une telle idée avait précédemment été intégrée par le protocole Coda. Dans ce dernier, les nœuds n’ont besoin que du dernier « bloc » de la chaîne pour valider les transactions suivantes. C’est aux entreprises derrière chaque nœud de la Libra de décider individuellement si elles veulent garder le registre ou non — rien ne les force à le jeter si elles pensent trouver une valeur dans toutes ces données financières.

CC Scott Beale / Laughing Squid

CC Scott Beale / Laughing Squid

Point suivant : la plupart des cryptomonnaies valident encore leurs transactions grâce à un système nommé proof-of-work (« PoW »). Des superordinateurs entrent en compétition pour valider les transactions, en effectuant des calculs cryptographiques toujours plus chronophages et énergivores. Ce processus, appelé le « minage », est techniquement et écologiquement problématique à grande échelle. C’est pour cela que les nouvelles monnaies s’orientent de plus en plus vers le proof-of-stake (« PoS »), une procédure alternative pour laquelle Ethereum exprime un intérêt depuis longtemps.

Dans ce modèle de consensus, le créateur de chaque nouveau bloc est choisi de manière déterministe par un algorithme, en fonction de la quantité totale de tokens qu’il détient. Seul un nœud travaille, et celui-ci est récompensé grâce à des frais de transactions. La validation est donc explicitement réservée aux plus riches, et la Libra restreint ce rôle à de grandes entreprises triées sur le volet et siégeant à son conseil. Cette variante dite permissionnée du proof-of-stake, le delegated proof-of-stake (« DPoS »), et aussi employée par la cryptomonnaie EOS.

Les contrats intelligents de la Libra sont réutilisables

Enfin, comme Ethereum, la blockchain Libra permet l’intégration de contrats intelligents. Nous vous renvoyons à notre article sur le sujet pour une explication plus approfondie de ces morceaux de code, programmés pour effectuer automatiquement des transactions dans certaines circonstances. Pour permettre leur mise en place, la Libra a développé son langage de programmation Move, dont elle vante la « sécurité » par rapport aux langages d’autres blockchains comme le Solidity d’Ethereum, qui sont connus pour présenter des failles.

Les contrats intelligents de la Libra s’appellent des « modules ». Alors que sur Ethereum un même morceau de code ne peut fonctionner que sur des wallets prédéterminés, les modules de la Libra sont réutilisables sur n’importe quel actif de la blockchain. On note également que la Libra restreindra, du moins au départ, ce que les programmeurs pourront coder sur la blockchain et ce pour des raisons de stabilité.

Le conseil des grandes entreprises

La gouvernance de la Libra est « permissionnée » : voilà ce qui fait bondir nombre de cryptomilitants, pour qui une vraie blockchain est nécessairement décentralisée et opérable par tous. Avec le Bitcoin et Ethereum, n’importe quel individu doté de suffisamment d’équipement peut avoir son propre nœud et valider des transactions. Avec la Libra, les nœuds validateurs sont (initialement) réservés aux « Membres Fondateurs » du conseil de l’Association Libra, en l’occurrence les 28 grandes entreprises que Facebook a recrutées pour le projet.

Pourquoi un tel choix ? « Le défi est qu’à l’heure actuelle, nous ne croyons pas qu’il y a une solution prouvée pouvant fournir l’échelle, la stabilité, et la sécurité requises pour supporter des milliards de personnes et de transactions autour du globe à travers un réseau sans permission », explique le whitepaper. Restreindre la validation dans un système fermé offre en effet une meilleure fiabilité et une vitesse accrue.

Aujourd’hui, pour être admis au conseil, il faut déjà être une grande entreprise (pas un État !) appartenant à la prestigieuse liste Fortune 500. Ensuite, il faut acheter des Libra Investment Tokens. Ce sont des tokens spéciaux, différents des libras que l’internaute lambda pourra se procurer sur une plateforme de cryptotrading. Pour chaque 10 millions de dollars investis, l’entreprise reçoit 1 vote, jusqu’à atteindre un plafond maximum de 1 % de tous les votes du conseil. C’est probablement pour cela que le conseil de la Libra espère atteindre 100 membres fondateurs d’ici au lancement. L’entreprise obtient aussi le droit d’opérer un nœud validateur, même si elle n’est pas obligée de le faire.

Les Libra Investment Tokens apportent aussi des récompenses financières à leurs propriétaires. En effet, lorsque beaucoup de gens achètent une cryptomonnaie, la loi de l’offre et de la demande fait que son prix monte. Or, la Libra est un stablecoin, que la réserve Libra vend donc à un prix relativement fixe. La différence est empochée par les membres du conseil, proportionnellement à la quantité de Libra Investment Tokens qu’ils ont acheté. Il n’y a pas de plafond cette fois-ci.

Décentralisation sur le tas ?

Tout cela serait pour les premières années de fonctionnement de la Libra. Un des rôles de l’Association Libra sera de « travailler avec la communauté » pour démarrer la transition vers un système « sans permission » dans les 5 ans suivant le lancement de la Libra, soit d’ici à 2025. En principe, les gros investisseurs en Libra normale seraient progressivement autorisés à opérer leurs propres nœuds validateurs, comme sur la plupart des cryptomonnaies.

En 2025, l’Association Libra espère qu’au moins 20 % des droits de vote du conseil seront entre les mains de telles personnes. Celles-ci ne seraient pas affectées par le plafond de 1 % des droits de vote — on table sur l’idée que les votes seront dilués entre suffisamment d’acteurs pour que nul ne puisse raisonnablement s’accaparer trop de pouvoir dans le système.

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Il n’y a cependant pas plus de détails sur comment la transition se ferait. Le whitepaper admet que beaucoup d’autres questions sont encore en suspend : « Nous publions ce rapport précoce pour avoir des retours de la communauté sur le design initial, les plans pour faire évoluer le système, et les défis de recherche encore non résolus discutés dans la proposition ». 

Un bon nombre d’actions de gouvernance, telles que la distribution des frais ou le signalement d’abus, devront pour un temps être effectuées directement par l’Association Libra. L’objectif serait d’intégrer tout cela dans le code de la blockchain, pour plus de transparence. La réserve Libra devra également être décentralisée, au même titre que les nœuds validateurs. Des mécanismes pour gérer les comportements frauduleux devront être créés — reste à savoir comment assurer la sécurité du système face aux attaques lorsqu’il aura dépassé une certaine échelle.

Pour une cryptomonnaie qui mise autant sur la stabilité et la fiabilité, il serait ironique et dommage que la Libra connût un lancement aussi rocailleux que celui d’EOS. Cette cryptodevise, actuellement classée sixième en capitalisation, avait également choisi de gérer sa propre gouvernance « sur le tas » en trouvant des solutions au fur et à mesure. Huit mois après son inauguration en fin janvier 2018, EOS se retrouvait empêtré dans des scandales d’achat de votes.

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