À moins de graviter autour du milieu de la photographie ou de l’immobilier, vous n’en avez sûrement jamais entendu parler. Meero, une plateforme de mise en relation entre photographes et clients, est pourtant l’une des startups françaises les plus populaires du moment. Grâce à une nouvelle levée de fonds de 205 millions d’euros, elle a rejoint mi-juin le club très fermé des licornes, ces jeunes pousses valorisées à plus d’un milliard de dollars, dévoilait Les Échos. C’est d’ailleurs la levée de fonds la plus importante que la French Tech ait jamais connue.
Ce succès n’a pas fait que des heureux. Selon certains photographes professionnels, Meero contribuerait à accentuer « l’ubérisation » de la profession. C’est-à-dire, l’utilisation de la technologie pour mettre en relation des prestataires de service à des particuliers où des professionnels qui souhaitent utiliser ces services. C’est toute la promesse de l’entreprise : compenser des statuts peu protecteurs, des revenus fluctuants ou très bas, des incitations à la performance qui peuvent pousser les travailleurs à prendre des risques ou bâcler leur travail par de la technologie et des contrats plus fréquents.
Le créateur de Meero se défend de telles accusations.
Une plateforme qui n’est pas réservée aux professionnels
Meero a été créée en 2016 par Thomas Rebaud, avec l’ambition de « révolutionner le monde de la photographie ». Cela passe d’après le site par le fait de donner « la possibilité aux photographes de se consacrer à leur passion », en les mettant en relation avec des clients présents dans leur région.
Ces clients sont des entreprises qui souhaitent des portraits, photos d’événements, d’immobilier, de restauration ou autre. Il y a parmi eux quelques géants comme Uber Eats, le service de livraison de repas d’Uber, ou la plateforme de location de logements Airbnb.
Du côté des photographes, les profils sont variés. On peut aussi bien être étudiant en photographie que professionnel à plein temps, ou rien de tout cela, tant que l’on possède un appareil photo et un statut juridique. Lire, tant qu’on est autoentrepreneur. Au moment de s’inscrire, nous avons pu choisir l’option « ne veut pas de statut juridique » mais Thomas Rebaud nous a indiqué au téléphone qu’aucune mission n’était proposée dans ce cas de figure.
Pour le matériel, un simple smartphone ne suffit pas non plus. Il faut compléter cet équipement par un appareil photo. Un boîtier reflex à 500 euros que l’on pourrait qualifier de grand public permet de valider l’inscription, mais il ne donne pas nécessairement accès à toutes les missions (certains clients peuvent exiger une qualité spécifique et supérieure).
Certains types de shootings ne sont aussi accessibles que si l’on a obtenu des badges. Délivrés par l’entreprise, ils se débloquent en téléchargeant sur la plateforme des exemples de photos que l’on a fait (et qui montrent l’étendue de notre talent).
Un site pour les amateurs ?
De nombreux photographes craignent que n’importe qui puisse s’inscrire sur Meero. Ceci est d’autant plus le cas que le site a une petite particularité : il est doté d’une intelligence artificielle qui pousse « le traitement d’image à son paroxysme » et « analyse et améliore les images tel un expert ». Alors qu’un photographe passe « des heures à traiter ses images » selon Meero, ce système est capable d’en traiter plusieurs millions en seulement quelques secondes. Au-delà de la mise en relation, c’est cela que les fonds ont acheté avec cette levée : une technologie capable de rendre professionnelle une photographie.
Il n’est ainsi plus nécessaire d’avoir une luminosité ou une exposition parfaite : l’informatique fait le travail à la place, même celui du cadrage. « Mais ça ne fonctionne qu’avec certains types d’images comme l’immobilier, la nourriture ou la présentation de produits, précise Thomas Rebaud à Numerama. Pour les clichés artistiques, il faut une retouche manuelle. »
Le fondateur assure que « personne ne s’inscrit sur Meero parce qu’il veut devenir photographe sur un coup de tête ». Il assure qu’il n’y a que des professionnels ou apprentis professionnels sur sa plateforme.
Renaud Alouche, photographe professionnel depuis 4 ans, note pourtant qu’à part sur le statut, la distinction entre professionnel et amateur est délicate. « Aucun diplôme ou aucune carte ne les distingue réellement, remarque-t-il auprès de Numerama. C’est un peu comme les modèles photos : ce sont de vrais métiers mais n’importe qui peut techniquement tenter sa chance. »
Des prix tirés vers le bas ?
Qu’il s’agisse d’amateurs ou de personnes dont la photographie n’est pas la principale source de revenus, un problème se poserait : celui du dumping social. Le terme désigne en économie le fait de vendre un bien (ou comme ici un service) sur un marché à un prix inférieur au prix moyen, voire à un prix inférieur au coût de revient.
Pour certains photographes, c’est exactement ce qu’il se passe avec Meero. La plateforme propose plusieurs tarifs qui prennent la forme de forfaits horaires.
D’après un photographe qui a travaillé pour le site, un shooting pour un logement Airbnb serait rémunéré 50 euros pour une heure et environ 40 photos. Thomas Rebaud nous donne lui une moyenne de 51 dollars par heure (44 euros), mais pour 18 photos seulement. De l’argent peut être ajouté pour le déplacement si nécessaire.
Nicolas Pluquet est photographe indépendant. Sa spécialité, ce sont justement les clichés immobiliers et l’architecture. Sauf que ses tarifs à lui sont différents de ceux pratiqués par Meero. « Pour être rentable, un photographe doit fixer un taux horaire de minimum 100 euros, explique-t-il à Numerama. Cela comprend plusieurs frais fixes comme le matériel et le logiciel, la formation, la communication, les petits déplacements [il facture des suppléments dès 30 kilomètres] ou d’autres frais comme l’URSSAF ou les impôts. »
Renaud Alouche admet aussi que « les tarifs sont bien en-dessous de ceux que [les professionnels] pratiquent ». Il trouve cela, « dans un sens assez logique » puisque Meero vend un service qui mérite rémunération et que cela peut avoir pour effet de faire baisser le prix, mais selon lui, l’écart est trop important. Interrogé à propos d’un shooting type Airbnb, il répond : « en tant que photographe professionnel, j’aurais facturé un tel travail 120 euros environ » (contre une cinquantaine sur la plateforme).
Pour vivre de Meero, il faudrait faire 5 ou 6 shootings par jour
Il ajoute que pour vivre de Meero aux tarifs actuels, il faudrait faire entre 5 et 6 shootings par jour. « C’est impossible si on prend en compte les déplacements, le temps d’installation du matériel, etc », dit-il.
Des prises de vue rapides mais parfois bâclées
« Sans même parler de tarifs, note à son tour Nicolas Pluquet, leurs objectifs me semblent irréalisables ». Il prend l’exemple d’un shooting immobilier. Même si le propriétaire d’un logement fait un peu de rangement en amont, il reste toujours du travail pour « dépersonnaliser » l’environnement. « En 30 minutes, je peux faire le tour du propriétaire, arranger le bien et produire 6 photos », estime le professionnel. Il affirme avoir vu une photo Meero sur laquelle une box Internet trônait en plein milieu de la pièce, avec son câble apparent. Pour lui, il s’agit d’une erreur « inconcevable », liée aux contraintes de temps et exigences de rentabilité.
« Leurs objectifs me semblent irréalisables »
Meero n’est pas la seule entreprise à vouloir conquérir le marché de la photo. Nicolas Pluquet nous raconte avoir été démarché par Picthouse, un site similaire. Il lui avait proposé un shooting immobilier payé « 35 euros pour 15 photos non retouchées en 30 minutes ». En temps normal, il lui faudrait deux fois plus de temps, et près de 4 fois le montant évoqué.
Même les entreprises plus traditionnelles tireraient les prix vers le bas. Nicolas Pluquet se souvient notamment d’une agence immobilière nationale qui avait pris contact avec lui. « Elle n’était pas satisfaite de son prestataire, apparemment pour des problèmes de ponctualité, se souvient-il. Quand je leur ai annoncé mes tarifs, ils m’ont dit que j’étais à côté de la plaque. »
Génie ou « parasite » ?
Depuis quelques temps, il se demande s’il ne ferait pas mieux de changer de branche pour privilégier un autre domaine. Il raconte avoir « vite compris » que le marché des agences immobilières n’était plus viable pour lui en tant que photographe indépendant. Il regrette aujourd’hui que des médias « encensent la réussite de Meero » qu’il définit, sans détour, comme un « parasite » sur le marché. « Je pense que c’est un problème éthique, précise-t-il. Notre société promeut l’enrichissement à outrance y compris si cela passe par l’exploitation des travailleurs ».
Renaud Alouche admet avoir lui un avis plus partagé sur la licorne française. Lorsqu’il en a entendu parler, lors de la première levée de fonds, elle subissait déjà bon nombre de « railleries » dans le milieu de la photo. Lui-même était « viscéralement contre » car il estime que cela pourrait mettre en danger son métier. Il a pourtant voulu tenter l’expérience, par curiosité.
Peu de temps après son inscription, il a été contacté pour son premier et dernier shooting. Il s’est avéré être « une expérience plutôt mauvaise ». « Je me suis retrouvé dans un camion à sushi. Je devais prendre des clichés de nourriture mais il n’y avait personne pour me dire ce qu’on attendait précisément de moi », dit le photographe. Il a ensuite pu discuter avec la plateforme pour faire un point mais n’a plus accepté aucun contrat de photo avec elle. Il lui reproche d’avoir tout misé sur la mise en relation et d’avoir laissé de côté le reste, notamment la logistique des shootings. « Une fois sur place on est un peu livrés à nous-mêmes », se souvient celui qui continue à travailler pour Meero, mais en tant que vidéaste.
La photo « low-cost »
Selon Renaud Alouche, la plateforme n’est en soi pas une mauvaise idée. Lui-même a besoin de cumuler les activités pour s’en sortir : en plus des photos de concert (sa spécialité), il immortalise aussi des mariages, est vidéaste, chargé de communication et parfois même pigiste. Il ajoute que cela peut aider des jeunes ou des personnes qui n’ont simplement « pas les moyens ou les compétences pour démarcher les clients eux-mêmes » à se lancer.
« C’est la mise en place du service qui est à revoir, et non l’idée de base, concède-t-il. J’imagine qu’ils ont été pris de vitesse, car tout a été très vite. » Pour lui, Meero a du potentiel, mais se borne pour le moment à de la « photographie de supermarché ». Du fait des tarifs bas, il estime que seuls des photographes peu expérimentés et donc moins compétents accepteront d’être référencés sur la plateforme.
Cédric Nicodemo, photographe professionnel, nous a lui parlé de « low-cost de la photographie ». « C’est rapide, pas cher, mais peu qualitatif », regrette-t-il. Il estime que les personnes qualifiées connaissent suffisamment bien la valeur de leur travail pour se « brader ». Sarcastique, il pense que Meero proposera à terme des photos prises par « des tontons photographes » ou « la fille de la voisine qui vient d’acheter un nouvel iPhone ». Cela n’est pour le moment pas possible et ne le sera jamais à en croire Thomas Rebaud, qui assure que « l’objectif a toujours été de créer une plateforme pour les photographes professionnels ».
58 000 photographes
Dans une interview donnée aux Échos, le fondateur de la startup donnait des chiffres qui pourraient faire peur à nos interlocuteurs. Il revendique déjà 58 000 photographes inscrits et ils gagneraient de plus en plus d’argent, au point de pouvoir un jour vivre de Meero. Il prend l’exemple de 10 000 inscrits qui gagneraient en moyenne 1 000 dollars par mois, contre 200 dollars il y a 18 mois de cela.
Il nous indique au téléphone être conscient des faiblesses de sa plateforme. « Nous avons encore du chemin à faire mais il faut nous laisser le temps », demande-t-il. Concernant les tarifs par exemple, ils ont déjà augmenté. Aux débuts de Meero, le prix moyen d’une heure était d’environ 30 dollars. Il est passé à 38 dollars il y a un an et demi, puis 51. « On nous accuse de faire de l’ubérisation mais ce n’est pas du tout notre objectif. On aurait pu mettre des tarifs encore plus bas mais nous ce qu’on veut, c’est au contraire les tirer petit à petit vers le haut », indique-t-il. Meero a d’ailleurs mis en place de nouveaux systèmes comme le mode Premium : il s’agit de photos plus artistiques et originales, et donc mieux rémunérées que le taux horaire de base. Les shootings créatifs comme la mode bénéficient aussi d’un tel privilège.
Pour lui, la plateforme ne « mange pas un marché existant ». Au contraire, elle contribuerait à le faire grossir. « Uber Eats laissait les restaurateurs prendre leurs plats eux mêmes en photo. Aujourd’hui ils font appel à des professionnels », illustre-t-il, avant d’ajouter : « Je crois vraiment que nous allons publier un post de blog à destination des photographes professionnels car je pense que nous avons beaucoup à se dire. Leurs craintes sont légitimes mais souvent injustifiées, selon moi. »
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