Faut-il donner la possibilité aux spectateurs d’accélérer, ou ralentir, la vitesse de lecture d’un film ou d’une série ? C’est le débat anime une partie du monde du cinéma ainsi que de nombreux internautes, depuis que Netflix a commencé à tester une nouvelle fonctionnalité sur son application Android.
Comme la plateforme l’a confirmé dans un billet de blog le 28 octobre 2019, après un premier article d’Android Police quelques jours plus tôt, elle a permis à plusieurs utilisateurs Android de ralentir ou d’accélérer le visionnage d’un contenu sur leur mobile. Sur les captures, on voit qu’il est possible de passer la vitesse à 0,5x (beaucoup plus lent), 0,75x, 1x (normal), 1,25x et 1,5x (plus rapide). À noter qu’à chaque nouveau visionnage, les paramètres sont remis par défaut à la vitesse normale (1x), et non sauvegardés sur la dernière vitesse utilisée.
Des réalisateurs vent debout contre le test de Netflix
Netflix a pris la parole par la voix de Keela Robison, sa cheffe produit en charge de l’innovation, pour confirmer l’existence de ce test, ce qui est plutôt rare. La multinationale a tellement l’habitude de tester des fonctions (tarifs, éclairage, épisodes gratuits, publicités) qu’elle ne commente pas publiquement chaque nouvel essai — souvent contactée à ce sujet par Numerama, elle a d’ailleurs pour habitude de nous répondre la même chose : « Netflix fait régulièrement des tests ».
Alors pourquoi ce changement ? La vitesse de lecture des films, séries et documentaires semble être un sujet très sensible. Non seulement la nouvelle a été appréhendée avec beaucoup de méfiance par de nombreux internautes, mais des acteurs et réalisateurs ont également signalé leur vive opposition à ce concept.
« Non, Netflix, non », a asséné Judd Apatow (40 ans, toujours puceau, En cloque, mode d’emploi et Funny People) sur Twitter le 28 octobre, « Ne me pousse pas à appeler tous les réalisateurs et créateurs de séries sur Terre pour me battre contre toi. Fais-moi gagner du temps. Je vais gagner, mais ça prendra beaucoup de temps. Ne fais pas de la merde avec notre sens du timing. On te donne de belles choses. Laisse-les comme elles doivent être.»
Brad Bird (Les Indestructibles 1 et 2, Ratatouille) en a rajouté une couche, jugeant qu’il s’agissait d’une « spectaculaire mauvaise idée, et un nouveau coup porté à l’expérience cinématographique déjà en crise ». « Pourquoi soutenir et financer la vision des réalisateurs d’un côté, et ensuite, de l’autre, détruire la présentation de ces films ? » s’est-il interrogé. L’acteur Aaron Paul, très proche de Netflix (il participe à BoJack Horseman et est à tête du récent film El Camino), a quant à lui assuré qu’il était persuadé que la plateforme ne pourrait pas rendre cette fonction permanente, car « cela signifierait qu’ils prendraient complètement le contrôle de l’art des autres, et le détruiraient ».
« Nous avons entendu les inquiétudes des créateurs et nous n’avons pas intégré ce test sur les grands écrans, notamment les téléviseurs », a tenté de rassurer Keela Robison dans son billet de blog. Mais la question de la vitesse de lecture des contenus est loin d’être nouvelle.
L’accélération de la vitesse de lecture n’est pas nouvelle
De nombreuses plateformes permettent déjà d’accélérer, ou de ralentir, la vitesse de lecture d’un contenu : l’app Apple Podcast par exemple (où il suffit de cliquer en bas à gauche sur le petit chiffre pour passer la lecture audio à x0,5, x1,5 ou x2) ou bien YouTube, qui autorise pas moins de 8 vitesses de lecture différentes sur sa plateforme.
Comme le rappelle Robison, cette option n’est d’ailleurs pas restreinte à Internet : « Elle est disponible depuis longtemps sur les lecteurs DVD ». Elle l’assure d’ailleurs : « C’est une fonctionnalité qui est fréquemment demandée par nos abonnés. Par exemple, par celles et ceux qui aimeraient revoir leurs scènes préférées, ou qui veulent ralentir le débit, car il s’agit d’un contenu en langue étrangère. »
Mais pour Judd Apatow, cette volonté de satisfaire les consommateurs n’est pas compatible avec la vision artistique de celles et ceux qui créent les œuvres : « C’est comme si on leur donnait un bouton qui leur permette de transformer l’acteur en chien ou le vieillir. Bien sûr, ils s’amuseraient bien à l’utiliser — mais non. Si un programme est mauvais ou lent, les gens devraient juste aller regarder autre chose. » Selon lui, « les plateformes de streaming ne devraient pas pouvoir présenter un contenu d’une manière qui n’a pas été voulue par les créateurs, sans leur accord.»
Cette dernière proposition pourrait éventuellement être une solution équilibrée pour satisfaire les deux parties : Netflix pourrait autoriser la modification de vitesse de lecture seulement pour les contenus des artistes qui l’ont accepté. Mais une telle option ne pourrait être mise en place que pour les nouveaux programmes à venir, ou bien cela demanderait de revenir sur des contrats déjà négociés, ce qui semble laborieux et difficile à mettre en œuvre.
Les plateformes changent les manières de consommer et de créer
Cette levée de boucliers n’est bien sûr pas anodine, car elle incarne la relation complexe qui se noue entre les plateformes de SVOD (vidéo à la demande par abonnement) et les créateurs et créatrices. Ces services alternatifs à la télévision linéaire deviennent de plus en plus nombreux (Disney+ et Apple TV+ débarquent d’ailleurs dès novembre) et de plus en plus populaires. En théorie, ils permettent à des réalisateurs et scénaristes de produire plus de projets, avec une supposée liberté créatrice plus importante. Mais en pratique, ces multinationales influent sur les modes de création et de consommation. Par exemple, le directeur de la photographie de la série Stranger Things assure privilégier les gros plans sur les visages des personnages, car beaucoup de spectateurs regardent la série sur mobile. De même, Netflix assume depuis 2017 qu’il « n’est pas inconcevable de prendre la version originale [d’une série ou d’un film] et de la monter différemment pour le mobile », comme l’affirmait Neil Hunt, chef de produit.
Cette logique n’est pas uniquement restreinte à l’émetteur. Du côté du récepteur, les plateformes sont motivées par une seule chose : servir leurs clients, qui paient un abonnement chaque mois pour le meilleur service possible. C’est pour cette raison que Netflix assume parfaitement certaines fonctionnalités qui ne font pas l’unanimité ; le fait que la page d’accueil propose parfois plusieurs fois le même contenu à un abonné, même lorsqu’il l’a déjà regardé, en fait partie. Interrogé en 2018 à ce sujet par Numerama, Reed Hastings, le CEO de Netflix, avait expliqué que beaucoup de spectateurs aimaient revoir le même programme, et que cette option plaisait à plus de 80 % d’entre eux. Dont acte.
La multinationale a toujours affirmé mettre les besoins de ses utilisateur au-dessus du reste, et c’est ce que Robison insinue concernant la vitesse de lecture des programmes : si la fonctionnalité est « fréquemment demandée par [ses] abonnés », alors Netflix a un argument de poids face aux critiques. En dernier recours, et à l’image du discours de tous les géants de la tech hégémoniques, l’entreprise peut également se ranger derrière la démonstration implacable, bien qu’éminemment cynico-capitaliste : personne n’est forcé d’utiliser son service, ni les créateurs mécontents, ni les spectateurs agacés. Pas sûr que le raisonnement plaise à tout le monde.
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