Rarement une entreprise aura vécu un chamboulement si brutal, que ce soit en terme de réputation, de valorisation, ou de stratégie de communication, en si peu de temps. Il y a 18 mois encore, JUUL était l’une des startups les plus en vogue aux États-Unis, avec sa mini-cigarette électronique au look de clé USB, parvenue à conquérir les trois quarts du marché américain du vapotage en à peine un an.
Le 20 décembre 2018, le groupe spécialisé dans le tabac Altria (Marlboro) est entré au capital de l’entreprise à hauteur de 35 % (12,8 milliards de dollars), valorisant JUUL à près de 38 milliards de dollars, soit environ la valeur estimée d’Airbnb.
Mais voilà la même entreprise, au 1er janvier 2020, soumise aux pressions de l’administration trumpienne aux États-Unis, trainée devant la justice par des parents inquiets, des villes et des États qui demandent des comptes, contrainte de retirer certains produits aromatisés de la vente et de renoncer à toute publicité, et victime, comme beaucoup d’autres, d’une montée du scepticisme quant l’innocuité des cigarettes électronique.
Des licenciements économiques chez JUUL France
On savait déjà, depuis fin octobre, que l’entreprise préparait un plan de restructuration avec la suppression d’au moins 500 emplois à la clé, sur ses 4 000 salariés au niveau mondial. Selon nos informations, la France fait aussi partie des pays touchés : une dizaine d’employés font l’objet d’un licenciement économique au sein de la branche française. Contactée par Numerama, la branche française confirme ces départs, mais avance plutôt une « restructuration » de la répartition des postes, avec pour objectif une expansion hors de Paris intra-muros, où l’e-cigarette JUUL n’a pas encore réussi à trouver un public. « Toutes les régions sont concernées et tous les employés impactés se sont vu offrir une indemnité supérieure aux dispositions réglementaires, y compris en France », commente un porte-parole de JUUL France.
De manière plus globale, la cigarette électronique américaine de moins d’un centimètre d’épaisseur n’a pas percé le marché français comme JUUL l’espérait à son lancement, début décembre 2018. La faute, peut-être, au fonctionnement sous forme de recharges jetables, qui est plus cher, et dure moins longtemps que les appareils en système « ouvert », où le consommateur peut recharger son e-cigarette avec des fioles de liquide aromatisé.
La faute, aussi, à l’impossibilité de faire de la publicité « librement » — la cigarette électronique étant régulée en la matière comme le tabac en Europe. Au niveau communication externe, JUUL a d’ailleurs été contraint de revoir entièrement sa copie, après avoir été épinglé pour son marketing très agressif à l’égard du jeune public américain dès 2015, qui a fonctionné beaucoup trop bien au goût des pouvoirs publics. Ceux-ci parlent d’ailleurs aujourd’hui « d’épidémie du vapotage chez les jeunes », et le gendarme américain de la consommation a ouvert une enquête officielle.
Parue en janvier 2019, une étude de Stanford a montré combien la stratégie de JUUL, notamment sur les réseaux sociaux et à travers des partenariats avec des influenceurs, reposait au départ sur la construction d’une image jeune et cool, beaucoup plus portée sur la fête et la socialisation que sur une solution utile pour arrêter de fumer. Or de nombreux adolescents se sont retrouvés accros, à cause des taux extrêmement élevés de concentration en nicotine (50mg/ml), la JUUL devenant dans le même temps un véritable phénomène générationnel.
Le marché français est compliqué
Aujourd’hui, la marque s’adresse uniquement aux « fumeurs adultes », comme on peut le voir en page d’accueil de son site français, juul.fr. Ce changement a toutefois été effectué très récemment : lorsque l’on visite le site en cache, on observe que la mention « adultes » n’était pas encore présente en septembre 2019. Elle est apparue entre fin septembre et début novembre. Le site met également en avant son « code éthique marketing » et insiste sur ses « normes de qualité ».
Mais tout n’est pas si facile.
Pour consulter le site JUUL.fr, il faut affirmer avoir plus de 18 ans et accepter de fournir une pièce d’identité pour commander des appareils ou des produits de la marque. Mais hors ligne, les difficultés de JUUL à faire respecter les règles sont multiples. En France, où le contrôle d’identité est beaucoup moins habituel et strict qu’outre Atlantique, cette bonne volonté semble presque vaine, tant il est encore facile de se procurer des cigarettes électroniques sans prouver son identité.
Tous les consommateurs (jeunes, mais majeurs) à qui nous avons parlé ont rapporté n’avoir jamais été contrôlés, que ce soit dans les bureaux de tabac ou les boutiques spécialisées. Pour contrer ce problème, le service de communication de JUUL confirme multiplier les recours à des clients mystères et effectuer énormément de sensibilisation auprès des buralistes — le pourcentage de « réussite » des clients mystères n’est toutefois, semble-t-il, pas assez élevé pour être partagé publiquement. L’entreprise affirme quand même voir « depuis plusieurs mois un progrès encourageant dans les résultats, ce qui témoigne d’une prise de conscience croissante et nous conforte dans notre approche ».
Le constat est similaire pour ce qui est de la livraison après commande en ligne. Il est normalement obligatoire qu’une signature soit demandée lors de la livraison de produits JUUL en main propre, mais dans les faits, nous avons remarqué à plusieurs reprises qu’aucune bafouille n’était requise par les livreurs français. Un confrère de Numerama a notamment pu se faire livrer un pack JUUL complet à domicile, indiquant simplement au livreur, par téléphone, de mettre son paquet dans la boîte aux lettres, alors même qu’une signature « d’une personne majeure » était censée être « exigée au moment de la livraison de la commande ».
L’offensive Vaze
Au départ bien présent dans les magasins spécialisés de cigarettes électroniques en France, JUUL doit faire face à un autre souci : la concurrence qui arrive en force. Vaze, une marque française déposée par l’entreprise V.F.P. France en septembre 2019, est en train d’investir le marché sur le même créneau. Ses cigarettes électroniques sont très compactes, elles fonctionnent en système fermé avec des recharges de type « pods », et il est inscrit noir sur blanc sur ses paquets qu’ils sont « compatible avec JUUL ».
Depuis quelques mois, et alors que JUUL avait réussi à s’implanter dans les boutiques spécialisées, Numerama a appris que plusieurs magasins, à Paris et en province, ont préféré abandonner la marque américaine pour ne commercialiser plus que les solutions de Vaze. Interrogé, un vendeur de KitClope, la référence parisienne avec ses 11 enseignes éparpillées dans la capitale, a justifié qu’il s’agissait d’un « souci de qualité », mentionnant le fait que les cigarettes électroniques de Vaze auraient une meilleure autonomie que les JUUL. Sur le site de Vaze, on promet ainsi 400 bouffées pour une recharge avec une batterie de 400 mAh, tandis que JUUL ne vante que 200 bouffées d’autonomie (avec une batterie de 200 mAh, que l’on peut compléter avec un étui de recharge).
Le « made in France » rassure
Pourquoi les deux marques de cigarettes électroniques ne pourraient-elles pas se côtoyer dans les boutiques spécialisées ? Nos questions aux enseignes qui ont fait ce choix sont restées sans réponse, mais des spécialistes du secteur estiment que Vaze proposerait des marges beaucoup plus intéressantes que JUUL, pour un prix de vente quasiment équivalent pour le client, de 11 euros pour 4 recharges.
Interrogé par Numerama, Samy Benhalima, le CEO de Vaze, se veut transparent sur le sujet : « On essaie d’avoir des tarifs intéressants, oui, mais on a aussi une relation de confiance avec les magasins spécialisés », explique-t-il. Avant de se mettre aux appareils en circuit fermé, il vendait déjà depuis plusieurs années des liquides aromatisés aux enseignes.
Au vu des récents scandales sanitaires aux États-Unis, l’argument made in France plairait également beaucoup aux boutiques et leurs clients — si les liquides sont fabriqués dans l’hexagone, la cigarette électronique est néanmoins produite en Chine. À ce jour, les autorités ont recensé 2 500 cas de maladies pulmonaires outre Atlantique. Bien qu’elles auraient été provoquées en grande majorité par la consommation de produits illégaux contrefaits à base de THC, il n’en fallait pas plus pour soulever de l’inquiétude envers des produits venant d’Amérique du nord, où les produits ne sont pas régulés de la même manière qu’en Europe.
Aux États-Unis, l’administration de Donald Trump se dirige depuis janvier 2020 vers une interdiction des produits aux arômes fruités (sans compter ni tabac, ni menthe) uniquement pour les cigarettes électroniques en circuits fermés, comme JUUL. Un nouveau coup dur pour commencer l’année dans la douleur ? Samy Benhalima nuance : « JUUL est largement leader sur le marché. Dorénavant, il sera donc très difficile pour un nouvel acteur de venir les challenger », car les nouvelles startups ne pourront pas développer autre chose que des produits traditionnels, comme menthe et tabac, et donc pourront difficilement se différencier de JUUL et grappiller des parts de marché.
En France à l’inverse, où la réglementation est déjà en vigueur, l’entreprise américaine a encore du pain sur la planche.
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Cet article a été mis à jour le 7 janvier à 11 heures avec des précisions de JUUL.
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