C’est un arrêt qui fera date. Et une grande première à l’échelle de l’Union. Cinq ans après l’adoption du règlement consacrant la neutralité du net sur le Vieux Continent, la Cour de Justice de l’Union européenne commence à en faire une interprétation juridique. Et la bonne nouvelle, c’est que la lecture donnée par l’institution européenne le 15 septembre 2020 consolide un peu plus la neutralité d’Internet.
L’affaire en question portait sur le « trafic gratuit » (ou « zero rating » en anglais), c’est-à-dire une pratique commerciale consistant, pour un opérateur, de ne pas facturer ou de ne pas comptabiliser l’usage de certains services en ligne, même s’ils sont utilisés par l’internaute. Par exemple, dans le cadre d’un forfait mobile, il pourrait s’agir de ne pas inclure l’utilisation de Spotify dans les données mobiles accordées chaque mois, au détriment du reste de l’écosystème, comme Apple Music ou Deezer.
Après l’adoption du règlement européen établissant des mesures relatives à l’accès à un Internet ouvert, l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (BEREC) a, en 2016, publié des lignes directrices sur la neutralité du net et qui s’imposent à tous ses membres. Ces directives rendent en pratique très difficile l’usage du zero rating, même s’il n’est pas formellement interdit.
De prime abord, le zero rating peut sembler attrayant, car l’opérateur fait miroiter des formules incluant un accès libre à des services (dont il faudrait néanmoins toujours payer un abonnement spécifique, car le zero rating ne porte que sur les données qui circulent sur le réseau) qui génèrent de gros volumes de données, comme la musique, la vidéo ou les jeux vidéo, moyennant une tarification plus élevée.
Mais ces offres posent divers problèmes : d’abord, l’internaute n’a pas la main sur le choix des services sélectionnés. Mais surtout, le zero rating pourrait s’accompagner de mesures qui entraveraient ou bloqueraient l’accès aux plateformes rivales, faussant ainsi la concurrence, selon des logiques d’accords commerciaux entre les fournisseurs d’accès à Internet et les fournisseurs de contenus.
Une affaire partie de Hongrie qui atterrit à la CJUE
C’est là-dessus que la Cour de Justice de l’Union européenne est intervenue.
Dans cette affaire, tout part de Hongrie. Le FAI norvégien Telenor proposait, parmi ses forfaits, deux offres groupées d’accès avec zero rating. Une fois le forfait épuisé, donc en fait les données mobiles, les internautes pouvaient continuer à utiliser leur accès pour les services bénéficiant du zero rating, tandis que les autres solutions étaient sous le coup d’une restriction technique par l’opérateur.
Ces formules particulières ont fait l’objet de contrôles de la part l’autorité hongroise des communications et des médias et elle a estimé dans ses décisions que ces abonnements enfreignaient l’obligation générale de traitement égal et non discriminatoire du trafic — en somme, d’appliquer les règles de neutralité du net. Elle a donc naturellement exigé que Telenor y mette fin.
L’affaire s’est judiciarisée, avec des recours lancés par Telenor devant la cour de Budapest et celle-ci a sollicité la CJUE lors de l’instruction pour savoir comment lire correctement le règlement européen établissant des mesures relatives à l’accès à un Internet ouvert. C’est la grande chambre de la CJUE qui a rendu l’arrêt, qui compte quinze juges et se forme pour les affaires « particulièrement complexes ou importantes ».
Dans la synthèse de l’arrêt, la CJUE énonce que « les exigences de protection des droits des utilisateurs d’Internet et de traitement non discriminatoire du trafic s’opposent à ce qu’un FAI privilégie certaines applications et certains services au moyen d’offres faisant bénéficier ces applications et services d’un tarif nul et soumettant l’utilisation des autres applications et services à des mesures de blocage ou de ralentissement. »
Pour la cour, ces offres « sont de nature à amplifier l’utilisation des applications et des services privilégiés et, corrélativement, à raréfier l’utilisation des autres applications et des autres services disponibles, compte tenu des mesures par lesquelles le fournisseur de services d’accès à Internet rend cette dernière utilisation techniquement plus difficile, voire impossible. »
Et les effets nocifs sont accrus lorsqu’un grand nombre d’internautes est concerné. « Plus le nombre de clients qui concluent de tels accords est important, plus l’incidence cumulée de ces accords est susceptible, compte tenu de son ampleur, d’engendrer une limitation importante de l’exercice des droits des utilisateurs finals, voire de porter atteinte à l’essence même de ces droits », analyse la CJUE.
Est-ce à dire néanmoins que la Cour de Justice de l’Union européenne sabre une bonne fois pour toutes le zero rating ? Pas exactement : le rappel à l’ordre de la CJUE concerne les décisions fondées sur des considérations commerciales, c’est-à-dire le choix de tel service (par exemple Netflix) au détriment d’un autre (Disney+, Mycanal, Amazon Prime Video, etc.)
« Dès lors que des mesures de ralentissement ou de blocage du trafic sont fondées non pas sur des différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de service de certaines catégories spécifiques de trafic, mais sur des considérations d’ordre commercial, ces mesures sont à considérer, en tant que telles, comme étant incompatibles avec ladite disposition », écrit le service presse de la CJUE.
Autrement dit, synthétise l’avocat Alexandre Archambault, le zero rating sur une catégorie de trafic ou d’usage peut être envisagé par un opérateur : par exemple, le décompte par le FAI de tout le streaming consommé par l’abonné, quelle que soit la provenance des flux. Ce qui est interdit, par contre, c’est le zero rating sélectif, de tel ou tel partenaire. En somme, celui qui serait le plus intéressant commercialement pour les FAI.
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