Panique à Wall Street. Des millions d’investisseurs amateurs, s’organisant sur Facebook, Twitter, Discord ou encore Reddit, font grimper les cours de certaines entreprises, empochant un joli pactole, semant la zizanie chez les investisseurs chevronnés et causant des pertes colossales à certains hedge funds, qui se retrouvent battus à leur propre jeu.
Du fait de l’action coordonnée de ces jeunes boursicoteurs 2.0, l’action de GameStop, une chaîne américaine de magasins de jeux vidéo pourtant durement malmenée par la virtualisation de l’industrie et le coronavirus, a vu sa valeur s’accroître de 1 700 % depuis décembre. BlackBerry et la chaîne de cinémas AMC, dont les compteurs ne sont pas non plus au beau fixe, ont vu leurs actions respectives grimper respectivement de 280 % et 840 %, générant la stupeur des professionnels de l’investissement, qui hurlent à la bulle spéculative, voire à la manipulation pure et simple des cours.
Pas de quoi décourager les jeunes amateurs de la finance. « Aujourd’hui, nous faisons tomber Wall Street ! » s’exclame un participant de r/WallStreetBets, un fil Reddit très populaire qui rassemble nombre de ces investisseurs en herbe — et qui a été passé momentanément en « privé » par Reddit récemment, à cause de tout ce remue-ménage. « Nous allons porter l’action GameStop à 1 000 dollars ! » s’enthousiasme un autre.
À Wall Street, l’investissement des particuliers est souvent qualifié de « dumb money » (« argent stupide »), car considéré comme erratique et peu judicieux, par opposition aux sommes placées par les fonds d’investissement et traders professionnels, qui sauraient se montrer plus experts dans leurs choix. Mais la tendance s’est temporairement inversée, et ce sont aujourd’hui les amateurs qui gagnent au détriment des professionnels qui, eux, accumulent les pertes.
Wall Street pris à son propre jeu
Au cours des derniers jours, les internautes ont notamment retourné le principe de la vente à découvert (ou short selling) contre Wall Street, ce qui leur a permis de gagner gros.
Voici comment ça marche. Lorsqu’un investisseur pense que l’action d’une entreprise donnée va baisser, il peut tenter d’en profiter en empruntant des actions de ladite entreprise à un autre investisseur, pour les vendre immédiatement. Une fois que l’action a suffisamment baissé, il n’a plus qu’à racheter les actions à un prix bien inférieur avant de les restituer à leur propriétaire, empochant la différence au passage : c’est ce que l’on nomme la vente à découvert. S’il peut s’avérer très lucratif, ce mécanisme est toutefois risqué, car si le cours de l’action ne baisse pas, mais, au contraire, augmente, l’investisseur est contraint de les racheter à un prix supérieur pour pouvoir les restituer à la personne ou l’organisme à qui il les a empruntées.
C’est exactement ce qui s’est produit autour de GameStop. Plusieurs hedge funds, convaincus que la pandémie allait porter le coup de grâce à la chaîne de magasins, déjà affaiblie par le streaming et l’achat de jeux vidéo en ligne, ont misé sur la chute de son action. Malheureusement pour eux, certains investisseurs en ligne ont alerté leur communauté de la manœuvre. Que ce soit pour soutenir la chaîne, pour gagner de l’argent rapidement, ou pour prendre les professionnels de la finance à leur propre piège, les internautes se sont ensuite mobilisés pour acheter massivement des actions GameStop, faisant monter les cours au plafond et causant d’importantes pertes aux hedge funds. Certains d’entre eux, comme Point72 Asset Management, D1 Capital Partners ou encore Melvin Capital, ont enregistré parmi les pires pertes de leur histoire.
L’action de ces communautés en ligne a même conduit certains investisseurs de haut rang à aller dans leur sens : Elon Musk a ainsi donné un coup de pouce non négligeable au mouvement en partageant le fil r/WallStreetBets sur sa page Twitter.
Fraude ou pas fraude ?
Certains analystes voient dans ces coups d’éclat en cascade de la pure monnaie de singe, une pyramide spéculative qui s’effondrera au moindre retournement conjoncturel et risque de générer un krach boursier potentiellement dévastateur. « C’est tout simplement fou. Il vaudrait mieux continuer à parier sur les courses de chevaux, au moins sont-elles régulées ! Après Tesla et le Bitcoin, c’est désormais au tour de GameStop et de quelques autres. Cette bulle va exploser dans un avenir très proche. Reste à espérer qu’elle n’entraîne pas les entreprises solides dans sa chute ! » se désole Richard Holway, analyste chez TechmarketView, un cabinet d’intelligence de marché focalisé sur les nouvelles technologies.
En parlant de régulation, il soulève une question qui est aujourd’hui sur toutes les lèvres : la mobilisation de ces internautes est-elle légale ? Constitue-t-elle une manipulation des cours boursiers, punie par la loi américaine ? Mercredi, la Securities and Exchange Commission (SEC), organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers, a affirmé qu’elle suivait l’affaire de très près.
Toutefois, prouver qu’il y a eu manipulation n’est pas chose aisée. « S’il s’agit simplement d’individus euphoriques qui s’encouragent mutuellement sur l’internet, difficile d’y voir quelque chose d’illégal », confie Brad Bennett, ancien régulateur financier, au Wall Street Journal. « En revanche, si des personnes divulguent des informations sur un site internet, que ces personnes sont des ‘stock pickers’ qui profitent du mouvement pour vendre et ne sont pas transparents là-dessus, il peut s’agir d’une fraude. »
Les modérateurs de Reddit nient quant à eux toute tentative de manipuler les cours. « Il n’y a aucun effort organisé de la part des modérateurs de cette communauté pour promouvoir, conseiller ou recommander quelque action que ce soit », affirme un message récent posté par l’un d’entre eux sur r/WallStreetBets.
Occupy Wall Street 2.0
Le fait que des investisseurs amateurs échangent des conseils en ligne n’est pas nouveau, et remonte même aux débuts du web. Mais avec la pandémie et le confinement, un grand nombre de jeunes internautes désœuvrés se sont intéressés à la bourse, profitant notamment d’applications intuitives comme RobinHood, qui reprennent les codes du gaming et rendent l’investissement accessible à tous. Sur les 13 millions d’utilisateurs que compte l’application, trois l’ont ainsi installée durant les quatre premiers mois de l’année 2020. Démocratisé, ouvert à un grand nombre d’utilisateurs plus jeunes, qui maîtrisent parfaitement les codes du web, l’investissement change de nature, et les acteurs institutionnels en font les frais.
Mais si nombre d’internautes cherchent avant tout à se faire de l’argent, la dimension politique est également patente au sein du mouvement. Ce qui n’est guère étonnant, étant donné que les communautés d’internautes anonymes, malgré leur réputation d’antres du trolling, ont historiquement joué un rôle dans les mouvements sociaux aux États-Unis. Le forum 4Chan était ainsi largement mobilisé par les manifestants à l’époque du mouvement Occupy Wall Street pour s’organiser.
Une lettre ouverte envoyée à la chaîne d’affaires américaine CNBC, et rédigée par des membres de la communauté r/WallStreetBet, sonne ainsi comme une véritable déclaration de guerre des petits investisseurs amateurs aux hedge funds. « Ces fonds peuvent manipuler le marché via votre réseau, et s’ils se plantent, […] ils peuvent compter sur leurs amis milliardaires pour les sauver. Et ils ont ensuite le culot de nous désigner comme ennemi public numéro 1 parce que nous voulons donner une deuxième chance à une entreprise en difficulté ! […] J’espère qu’ils vont souffrir. Nous voulons voir des pertes en cascade. »
Pour Keith Wright, professeur à l’université Villanova, nous n’assistons ainsi pas à une simple et éphémère bulle spéculative, mais à un véritable mouvement de fond. « En 2021, la finance va être révolutionnée par le bas grâce à l’internet. Via des canaux comme Reddit et IRIS, la communauté des investisseurs est désormais bien plus vaste et collaborative. Auparavant, les hedge funds pouvaient écraser les investisseurs amateurs, mais c’est en train de changer. Ces jeunes investisseurs, déterminés à la fois à faire de l’argent et à s’en prendre aux plus riches, pourraient bien contribuer à réduire les inégalités dans tout le pays ! » Assisterait-on à un Occupy Wall Street 2.0 ?
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