Jedi Blue. Le nom qui bruisse sur la toile pourrait induire en erreur des fans de Star Wars. Mais il donne surtout du travail aux juristes de Google et Facebook. Ce nom de code a été remis en avant, après la diffusion du texte non édité d’une version amendée de plainte contre Google déposée le 22 octobre 2021. Les procureurs de 17 États américains ont élaboré cette nouvelle version dans le cadre d’une plainte antitrust initiée en décembre 2020. Dedans, ils consacrent toute une section à un partenariat entre Google et Facebook qu’ils jugent illégal. Selon eux, Facebook a aidé Google à « tuer » le marché du « header bidding ».
Comme l’explique la Cnil sur son site, le « header bidding » ou enchères d’en-tête est une technique utilisée par les éditeurs de contenus sur le web. Elle consiste à intégrer, dans les pages web, du code permettant de proposer les espaces publicitaires (bannières, etc.) à des plateformes de vente de ces espaces ou de mise en relation avec des annonceurs. « Cette méthode permet à l’éditeur d’organiser une mise en concurrence des différents réseaux publicitaires lors de la vente de son inventaire et donc de maximiser ses revenus », précise la Cnil.
« Ils veulent que cet accord tue le header bidding »
En 2016 et en 2017, Google aurait commencé à s’inquiéter sérieusement de voir arriver des sociétés susceptibles de menacer ses positions dans ce domaine. Il aurait alors cherché le moyen de contrer ses rivaux. « Google a illégalement évincé ses concurrents du marché du header bidding en convainquant son principal rival Tech, Facebook, de cesser de soutenir cette technologie », affirme la plainte. Le texte accuse les deux sociétés d’avoir conclu un accord illégal dans lequel Facebook aurait accepté de réduire son implication dans ce marché, si Google le favorisait sur les publicités dites web display et les enchères publicitaires in-app, et aidait « la régie publicitaire de Facebook, FAN (ndlr Facebook Audience Network), à battre la concurrence ».
Selon ce document, Facebook aurait bien cerné les motivations de Google : « Ils veulent que cet accord tue le header bidding », écrit un des responsables de Facebook ayant supervisé l’accord, à d’autres dirigeants du groupe de Mark Zuckerberg, dans un mail d’octobre 2017. Après des mois de tractations, les négociations entre les géants auraient abouti à un accord en septembre 2018. Comme prévu dans cet accord, Facebook aurait ensuite significativement réduit la voilure dans le header bidding.
C’est la solution alternative de Google aux enchères d’en-tête (header bidding). La firme de Mountain View fait valoir que les enchères publicitaires dites d’en-tête entraînent des temps de chargements longs et drainent l’autonomie de l’appareil, car elles s’exécutent dans le navigateur. Selon Google, Open Bidding règle ce problème, car cette solution s’exécute sur des serveurs publicitaires et non sur l’ordinateur ou le téléphone même.
Facebook acceptant de ne pas venir piétiner ses plates-bandes, Google aurait concédé en échange plusieurs avantages à la régie publicitaire de Mark Zuckerberg. Selon les procureurs américains, Google aurait fait « une grosse concession » et laissé le Facebook Audience Network enchérir directement dans son outil Open Bidding (voir notre encadré), sans passer par des places de marché tierces, comme doivent le faire les autres sociétés. Et au lieu de payer des commissions à ces places de marché, Facebook ne payait qu’une commission réduite (5 à 10%). Le groupe de Mark Zuckerberg aurait en revanche eu l’interdiction de dévoiler qu’il bénéficiait de ce type de tarifs avantageux. Selon les procureurs qui ont rédigé le texte, « le fait qu’une place de marché comme celle de Facebook paye des commissions réduites, comparées à d’autres, constitue un désavantage pour les concurrents qui doivent s’acquitter de commissions plus élevées ».
La dernière version de la plainte affirme également que Google a donné d’autres avantages à Facebook, notamment un temps de réponse allongé dans les enchères par rapport à celui laissé aux concurrents. « Ces délais plus longs ont vraisemblablement été accordés par Google afin d’aider Facebook à gagner davantage d’enchères, dans l’axe de l’accord Jedi Blue », indique la nouvelle version non éditée de la plainte. Selon les procureurs, Google aurait par ailleurs laissé Facebook avoir des échanges contractuels avec les éditeurs et les facturer directement, une possibilité qu’il refuserait d’accorder aux concurrents de Facebook.
L’accord Jedi Blue aurait également établi des règles pour les cas de figure où Facebook et Google pouvaient se retrouver en situation de concurrence, dans ces enchères publicitaires. La plainte met en avant que Facebook et Google détiennent les plus grosses régies publicitaires aux États-Unis (FAN pour Facebook, GDN et AdMob pour Google) et sont de ce fait les principaux candidats.
« Dans l’accord Jedi Blue, Google et Facebook se sont entendus pour manipuler les actions en faveur de Facebook à travers des enchères secrètes et de garanties de succès. » La plainte affirme que Facebook se serait engagé à enchérir sur environ 90 % des enchères où Facebook identifiait l’utilisateur final. L’accord aurait également prévu qu’au bout de quatre ans, Facebook devrait dépenser au moins 500 millions de dollars par an dans les enchères. Google et Facebook se seraient aussi mis d’accord sur un « taux de succès » soit le nombre d’enchères que Facebook remporte divisé par le nombre d’enchères auxquelles elle participe, le tout multiplié par 100. « Les parties prenantes de l’accord se sont mises d’accord, dès le début, sur ce que le taux de succès de Facebook serait », conclut la plainte. L’accord Jedi Blue préciserait ainsi que Facebook aurait un taux de succès d’au moins 10 %.
« Google a donné une vue trompeuse de la situation »
La plainte précise que Google et Facebook n’ont pas dévoilé aux autres participants des enchères les points sur lesquels ils s’étaient entendus. « Au lieu de cela, Google a donné une vue trompeuse de la situation, en faisant croire que tous les enchérisseurs concourraient sur un pied d’égalité (…) c’est à l’évidence faux », affirment les procureurs américains.
Selon eux, Google et Facebook étaient « très conscients » du fait que cet accord pourrait déclencher des violations des lois antitrust. « Ils ont donc discuté, négocié et préparé la manière dont ils coopéreraient si une entité gouvernementale, aux États-Unis ou dans le monde, commençait à enquêter sur cet accord. » Selon la plainte, l’accord Jedi Blue prévoit que les parties prenantes de l’accord peuvent y mettre fin si des enquêtes sont déclenchées à leur encontre.
« Un procès truffé d’inexactitudes » selon Google
Reste à voir désormais si les accusations portées contre Google seront jugées fondées. Contacté par Numerama, Google indique que « ce n’est pas parce que le procureur général Paxton (Ndlr : un des auteurs de la plainte) affirme quelque chose que cela le rend vrai. Ce procès est truffé d’inexactitudes. (…) Nous nous défendrons fermement contre ces allégations infondées devant les tribunaux.»
Sur les accusations relatives à la participation de Facebook dans le système Open Bidding de Google, Google répond : « La participation de Facebook Audience Network (FAN) n’est pas un secret. En réalité, elle a été largement médiatisée et FAN n’est qu’un partenaire parmi plus de 25 participants au programme Open Bidding. » Google assure que le réseau FAN n’est qu’un partenaire comme les autres et souligne que Open Bidding ne constitue qu’une part « extrêmement limitée [de ses] activités de technologie publicitaire (…) moins de 4 % des annonces display que nous diffusons ».
Le porte-parole de Google assure enfin : « Ken Paxton prétend à tort que nous manipulons les enchères Open Bidding en faveur de FAN. Ce n’est absolument pas le cas. Pour remporter une impression donnée, FAN doit faire l’offre la plus élevée. Si un autre réseau ou une place de marché éligible fait une offre plus élevée, il remporte l’enchère (…) Par ailleurs, les allégations de Ken Paxton sur le montant que nous facturons aux autres partenaires Open Bidding sont erronées : notre part de revenu standard pour Open Bidding est de 5 à 10 %. » Tout l’enjeu du procès sera donc de démêler cet écheveau.
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