L’émergence de places de marché illégales spécialisées dans les drogues avait suscité d’importantes craintes. Mais, dix ans plus tard, ces marchés noirs du net semblent ne pas avoir réussi à percer auprès d’un public plus large.

« Les marchés noirs en ligne de la drogue continuent de prospérer, il est clair qu’il faut davantage de moyens » pour les contrecarrer.

Nous sommes en octobre 2014. Le sénateur américain Charles Schumer s’inquiète du phénomène des marketplaces illégales vendant des stupéfiants, commencé quelques années plus tôt avec la sulfureuse plateforme Silk Road sur le Darknet. Ces espaces, accessibles uniquement par le réseau Tor, qui permet de visiter cette partie d’Internet connue aussi sous le surnom « dark web » qui fait tant fantasmer, ont alors des airs de véritables Amazon de la drogue.

À l’image de ce qu’a été le bouleversement du commerce électronique avec ce site, l’émergence de plateformes illicites, spécialisées dans les stupéfiants, est prédite par nombre d’observateurs et la métaphore avec Amazon fleurit alors. On craint une révolution du trafic de drogue, avec en toile de fond une propagation massive de produits stupéfiants et une hausse de problèmes de santé publique.

Des ventes marginales sur les marketplaces de stupéfiants

Pourtant, dix ans après leur émergence, ces marchés noirs illégaux n’ont pas réellement percé. Et si les États-Unis sont empêtrés dans une dramatique crise des opioïdes, rien ne permet d’affirmer que ces marketplaces ont été les plus actives dans leur diffusion, même si elles ont joué un rôle. Ces plateformes ne réalisent qu’une « très faible part des transactions de drogues », rappelait ainsi dans son rapport annuel 2022 le bureau onusien dédié à ce sujet.

Dans l’Union européenne et aux États-Unis, cela ne représente que 0,2 % des ventes annuelles de drogues, soit environ 315 millions de dollars de transactions par an. Une estimation qui a ses limites, ce marché étant par nature opaque. Pour sa part, le spécialiste de l’analyse des flux sur la blockchain Chainalysis évoque un chiffre d’affaires global pour 2022 de 1,5 milliard de dollars des marchés noirs. Mais, globalement, cela montre bien que les marketplaces illicites occupent une place marginale dans le trafic.

De la cocaïne vendue sur le darknet // Source : Darkowl
De la cocaïne vendue sur le Darknet. // Source : Darkowl

Des coups de filets récurrents de la police

Comment expliquer ce cantonnement à un rôle de niche ? La première explication est liée à l’instabilité de ces plateformes. Entre les « exit scam », ces fermetures sans crier gare des concepteurs d’un site qui partent avec la caisse, les renoncements volontaires de plateformes estimant avoir fait leur beurre, comme WhiteHouse Market, et les opérations des forces de l’ordre, le paysage des marchés noirs est perpétuellement en mouvement.

Ainsi, la dernière grande plateforme à avoir été fermée par des policiers en avril 2022 est Hydra Market. L’année d’avant, la police allemande, déjà à la manœuvre, avait démantelé DarkMarket. En 2020, l’agence de police Europol avait même salué « la fin d’un âge d’or » de ces plateformes après le lancement de poursuites contre 179 vendeurs de Wall Street Market, saisie plusieurs mois plus tôt.

Mais le coup d’éclat policier emblématique contre ce genre de plateforme est incontestablement la fermeture d’AlphaBay en 2017. Sa saisie avait poussé vendeurs et acheteurs vers le marché noir Hansa… déjà tombé, dans l’ombre, dans les mains de la police néerlandaise ! Les exemples de fermeture ne manquent pas. En France, les douanes avaient réussi en juin 2018 à faire fermer le forum « Black Hand », un site aux ventes bien plus modestes. Enfin, il y a quelques mois, le créateur de la place de marché illégale Cocorico Market a disparu sans explications. Son site affichait un maigre chiffre d’affaires d’environ 154 000 euros en un an et demi d’existence.

Des achats complexes pour les internautes

Deuxièmement, ce genre de plateforme n’est pas si facile d’accès. Ces messages postés sur le forum d’information sur les drogues Psychoactif en sont la preuve : « Je ne suis même pas arrivé à acheter des bitcoins en sécurité », se plaint un internaute, tandis qu’un autre déplore ne pas arriver à accéder aux markets. En réalité, les marchés noirs sont loin d’être des équivalents d’Amazon où l’acte d’achat est simplifié au maximum et possible après seulement quelques clics.

« L’une des craintes liées à l’émergence de ces marchés noirs, c’est que ce serait trop facile de se procurer des drogues. Mais les utiliser prend du temps, comparé à des achats par livraisons presque instantanés. Sur une plateforme, la commande peut mettre deux semaines à être livrée », explique à Numerama Philémon Decle, un doctorant en santé publique, co-auteur d’un article de recherche sur l’émergence d’un opioïde de synthèse sur les crypto-marchés.

Pour acheter sur un marché noir, après s’être procuré de façon discrète des crypto-actifs et avoir installé Tor, il faut trouver une plateforme et s’y enregistrer, ce qui nécessite la plupart du temps la maîtrise d’une signature chiffrée. Il faut également passer le test du captcha, parfois loin d’être simple, et faire avec les indisponibilités des sites. Ce qui en fait un outil plutôt réservé aux geeks. Exemple avec cet usager de cannabis et d’opiacés baignant dans l’informatique depuis sa jeunesse. Ce dernier explique à Numerama acheter régulièrement en ligne depuis 2017. Des marchés noirs qui lui permettent de ne pas avoir à aller au « four », ces points de vente de drogue parfois synonyme d’arnaque, de violences ou encore d’arrestation.

Percée des applications grand public

Si ces carrefours virtuels de la drogue n’ont pas percé, la vente à distance a décollé grâce aux réseaux sociaux et aux applications de messagerie. Autant d’outils déjà très populaires et donc facilement accessibles. « Je ne vois pas trop l’intérêt d’aller sur le Darknet », signale à Numerama Emmanuel, un consommateur de cannabis vivant à Créteil. « J’achetais dans la rue, mais depuis le Covid, j’ai commencé à acheter sur Telegram », ajoute-t-il. Ce canal de discussion facilement accessible propose ainsi des livraisons à Paris et en banlieue, avec un paiement en liquide ou en crypto.

Channel Telegram(1)
Un channel Telegram de vente de stupéfiants. // Capture d’écran.

Les chercheurs de l’entreprise Resecurity avaient également repéré cette migration vers Telegram. Ils avaient signalé la migration de vendeurs vers l’application après la chute d’Hydra. Mais les messageries ne vont pour autant pas forcément sonner le glas des marchés noirs. Des canaux de discussion Telegram peuvent ainsi servir de relais à des boutiques sur des places de marchés illégales, comme pour ce Nantais jugé à l’automne. Et ces plateformes conservent aussi leurs défenseurs. « Elles vont dans le sens de la réduction des risques grâce au système de notation des vendeurs », remarque Bénédicte Desforges, une ancienne policière cofondatrice du collectif « Police Contre la Prohibition ». Attention donc à ne pas enterrer trop vite les Amazon de la drogue.

(mise à jour pour préciser un témoignage)

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