Le macabre CV d’Evgueni Prigojine s’est brutalement arrêté le 23 août 2023, en Russie, dans un aussi spectaculaire qu’inattendu crash d’avion. Le patron du groupe paramilitaire privé Wagner est mort dans des circonstances qui restent à éclaircir, mais qui pourraient impliquer le Kremlin. Pile deux mois avant, le 23 juin, Prigojine s’était lancé dans une rébellion contre Moscou.
La sordide réputation d’Evgueni Prigojine s’était dernièrement construite durant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à partir du 24 février 2022. Sa milice, agissant en parallèle de l’armée de Vladimir Poutine, était mêlée à toutes sortes de crimes et d’exactions sur place : viols, castrations, décapitations. Certaines étaient filmées, à l’image d’un homme tué à la masse.
Les actions malveillantes de Prigojine sur Internet
Mais avant d’être le chef d’une milice dont les opérations couvrent aussi l’Afrique, Evgueni Prigojine s’était lancé dans une autre activité : l’influence sur le web. C’est en effet à Evgueni Prigojine que l’on doit l’existence de l’Internet Research Agency (IRA), une officine lancée en 2013 et basée à Saint-Pétersbourg, qui s’avérera être une très virulente « ferme à trolls ».
Une ferme à trolls, ou usine à trolls, est une structure dont le rôle est de répandre de fausses informations sur Internet dans le but de déstabiliser une cible précise, par exemple en retournant ou influençant l’opinion publique. Cela se fait avec de faux commentaires et comptes, mais aussi la production de contenus inexacts ou trompeurs, qui se répandent sur les réseaux sociaux.
Les fermes à trolls peuvent employer des outils pour automatiser la création et la propagation de ces fake news, afin d’augmenter leur potentiel impact. Elles peuvent agir pour le compte d’un acteur étranger. Dans le cas de l’IRA, elle est accusée de servir les intérêts de la Russie, notamment en Afrique, où l’usine est encore active, notamment pour entraver les opposants locaux.
Ces dernières années, la Russie déploie une forte stratégie d’influence, notamment dans la bande sahélo-saharienne, là où se trouvent plusieurs pays, ex-colonies françaises. Et de toute évidence, l’IRA a servi de levier pour peser localement, en particulier pour contester la présence française — notamment son volet militaire, avec Barkhane.
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Certaines de ces opérations remontent à 2015. En 2019, Facebook a dénoncé des campagnes de manipulation menées en Afrique depuis la Russie, pour tromper l’opinion publique. La Côte d’Ivoire, la Centrafrique, le Cameroun, Madagascar et la République démocratique du Congo auraient été visés, notamment via Facebook et Instagram.
L’IRA a été suspectée d’avoir participé aussi à la campagne pour le Brexit, qui s’est achevée par la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Des recherches ont aussi suggéré qu’elle a servi à amplifier la théorie complotiste QAnon. Elle est aussi mentionnée en marge d’autres actualités, comme les envies d’indépendance d’une partie de l’Écosse.
Ingérence aux Etats-Unis
Il s’avère que l’IRA a vu sa notoriété bondir dans le cadre de l’élection présidentielle américaine de 2016, qui a vu la victoire de Donald Trump sur Hillary Clinton. L’IRA est suspectée de s’être mêlée de la campagne outre-Atlantique en déployant à la fois des messages favorables au candidat républicain, tout en s’en prenant à sa rivale démocrate.
C’est d’ailleurs ce qui a conduit la police fédérale américaine à émettre en 2018 un mandat d’arrêt international contre lui. Le FBI, qui offrait une récompense de 250 000 dollars pour toute information permettant son arrestation, l’accuse d’avoir participé « à un complot visant à nuire aux États-Unis en entravant [les élections] et en faisant obstacle aux [autorités américaines]. »
« Prigojine était le principal bailleur de fonds de l’IRA […]. Il aurait supervisé et approuvé leurs opérations d’ingérence politique et électorale aux États-Unis, qui comprenaient l’achat d’espace serveur américain, la création de centaines de personnalités fictives en ligne et l’utilisation d’identités volées à des personnes des États-Unis », ajoute le mandat.
Dans le sillage de l’élection américaine, le nom de l’IRA s’est retrouvé mêlé à des publicités sur Google, à des comptes sur Reddit, mais aussi sur Tumblr, Facebook et Twitter, et même Pokémon Go. Ces manœuvres ont donné lieu à des représailles des Américains, selon la presse, avec des piratages contre les serveurs utilisés par les trolls.
La France pas épargnée
La France aussi a été, et demeure vraisemblablement une cible de l’IRA, et d’autres fermes à trolls. Ainsi, de faux médias français ont été créés au profit de la Russie, notamment pour influencer les élections de 2022 (la présidentielle qui a opposé Emmanuel Macron à Marine Le Pen, ainsi que les législatives). Des tentatives que le gouvernement affirme avoir déjoué.
En juin 2023, Viginum, l’agence documentant les attaques informationnelles contre la France et chargée d’alerter les autorités en cas de manipulation de l’information, avait pointé « l’implication d’individus russes et de sociétés russes ». Elle avait aussi relevé « la participation de plusieurs entités étatiques ou affiliées à l’État russe dans la diffusion de ces contenus. »
La stratégie, ici, consistait à copier des sites gouvernementaux pour y diffuser de faux documents et semer la confusion sur la politique étrangère de l’Hexagone, selon le ministère des Affaires étrangères. « Le but ? Entamer le soutien de la France à l’Ukraine dans l’opinion », selon la porte-parole. Des agissements condamnés par la France.
Ici, les trolls s’étaient servis de la technique du « typosquatting », qui exploite une adresse web extrêmement proche de celle utilisée par le site officiel, tout en copiant toute son interface. Cela donnait des sites miroirs très crédibles. C’est aussi cette méthode qui est utilisée pour des tentatives d’escroquerie à la petite semaine. Les sites en cause ont depuis été désactivés.
Ces activités vont se poursuivre
L’ingérence d’Evgueni Prigojine dans les élections américaines avait été confirmée par l’intéressé en novembre 2022, pour ce qui est des élections de mi-mandat aux USA : « Nous nous sommes ingérés, nous le faisons et nous allons continuer de le faire. Avec précaution, précision, de façon chirurgicale, d’une manière qui nous est propre. »
Quant aux liens entre l’IRA et Prigojine, ils avaient été confirmés en février 2023. « J’ai non seulement été l’unique financier de l’Internet Research Agency, mais je l’ai inventée, je l’ai créée, je l’ai gérée pendant longtemps », a-t-il déclaré. Il affirmait alors que l’IRA visait à « protéger l’espace informationnel russe de la propagande grossière et agressive des thèses antirusses de l’Occident. »
Avec le temps, toutefois, le contrôle d’Evgueni Prigojine sur l’IRA a semblé s’affaiblir. Dès mai, des critiques contre lui sont apparues sur les réseaux sociaux, comme pour sanctionner ses attaques répétées contre le commandement militaire russe, qui est à la peine en Ukraine. La situation s’est aggravée en juin et juillet, après la mutinerie avortée de Wagner contre l’État russe.
La disparition du patron de Wagner dans ce crash d’avion, qui avait fini par défier l’autorité de Vladimir Poutine, ne devrait vraisemblablement pas sonner la fin des activités de son ancienne usine à trolls. Tout comme il semble improbable d’imaginer Moscou renoncer à Wagner, qui est un levier de terreur bien utile en Ukraine, et ailleurs.
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