En août 2018, Forbes dressait un constat aussi alarmant qu’affligeant : durant la période janvier 2016 – mai 2018, le pays enregistrant le plus de coupures d’Internet au monde n’était autre que l’Inde. Un an et demi plus tard, la donne ne semble pas avoir changé. Et cette pratique abusive employée par le gouvernement du pays se renforce au fil des mois, de par sa fréquence et sa durée.
En témoigne l’actuel black-out numérique imposé à la région montagneuse de Jammu-et-Cachemire. Mais avant de comprendre le pourquoi du comment, tâchons de contextualiser ce fait d’actualité par quelques précisions historiques. En 1947, l’Empire des Indes, alors aux mains des Britanniques, n’est plus : à moitié musulmane mais dirigée par un Hindou, la région du Cachemire est sujette à une guerre entre le Pakistan (à majorité musulmane) et l’Inde (à majorité hindoue).
136 jours
En résulte une ligne de contrôle imposée par l’ONU : la zone est alors divisée en trois entre la Chine et les deux pays susmentionnés, comme le résume une vidéo du journaliste Marc Bettinelli pour Le Monde. La partie indienne bénéficiait alors d’une autonomie, et devait, par le biais d’un référendum, « décidé de son sort ». En somme, devenir un état indépendant, ou pas. Problème : ce procédé de démocratie semi-directe n’a jamais été organisé.
S’en est suivie une guerre larvée impliquant divers groupes séparatistes au sein des territoires pakistanais et indiens, dont le nombre de morts s’élève à plusieurs dizaines de milliers. Le Cachemire est d’ailleurs « l’une des zones les plus militarisées au monde », précise M. Bettinelli. Et depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014, reconduit pour un second mandat en 2019, « la population du Cachemire encore à majorité musulmane dénonce sa brutalité ».
Outre un nombre d’arrestations en hausse, plusieurs ONG dénoncent des cas de torture. Le 5 août 2019, l’administration Modi a même révoqué l’autonomie constitutionnelle du Jammu-et-Cachemire indien. Non sans couper Internet à l’ensemble des habitants de la région, par peur d’un soulèvement populaire. Une situation intenable pour les individus concernés, que le Washington Post relate avec rigueur et précision dans un long article.
Voilà maintenant 136 jours (à compter de mercredi 18 décembre) que ce territoire est coupé du monde. Si le réseau des téléphones fixes et portables a été rétabli depuis, l’accès à Internet reste encore très fortement compromis. Les communications via la plateforme WhatsApp ont elles aussi été stoppées, puisqu’un compte inactif pendant 120 jours est automatiquement supprimé par l’entreprise, rapportait The Verge début décembre.
Galère et débrouille
Depuis, les populations s’organisent comme elles peuvent. À Srinagar, capitale d’été de l’État (la capitale d’hiver étant la ville de Jammu), les autorités locales ont mis en place des centres d’accès à Internet pour aider les étudiants à s’inscrire à des concours scolaires. Par endroit, seulement quatre ordinateurs connectés à Internet sont disponibles pour un million d’habitants, affirme le Washington Post.
Tous les jours, à 8h15 du matin, des centaines de personnes s’entassent dans un train partant de Srinagar en direction d’une ville située à environ 110 kilomètres pour tenter de se connecter au Web. Un calvaire pour la plupart d’entre eux, généralement contraints d’effectuer le trajet aller-retour dans la même journée. Banihal, sise dans la région de Jammu, est l’une des villes fournissant l’une des meilleures connexions de la région.
Ce fléau imposé par New Delhi touche aussi bien les étudiants que les commerçants et les médecins. Du haut de ses 29 ans, Muheet Mehraj, le fondateur de Kashmir Box, estime ses pertes à 429 000 dollars : aucune commande ne peut en effet être traitée. Quant à l’urologue Omar Salim, consulter ses confrères à propos d’un cas médical particulièrement difficile semble désormais impossible.
Cette censure numérique déjà longue de quatre mois fait forcément réagir. David Kaye, rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’expression, s’insurge : « Interdire les troubles a été la raison originelle invoquée par le gouvernement pour expliquer cette coupure Internet. Mais ça ne peut plus être un argument après quatre mois », peut-on lire, toujours, dans les colonnes du Washington Post.
Une pratique abusive et courante
Née en Inde, la femme politique américaine Pramila Jayapal a quant elle présenté au Congrès une résolution visant à lever cette interdiction, plus tôt en décembre. De son côté, le ministre indien des Affaires étrangères, en la personne de Subrahmanyam Jaishankar, justifie cet acte « comme un moyen de perturber l’activité de groupes militants accusés par l’Inde d’être soutenu par le Pakistan ».
Le fait est qu’aujourd’hui, les chiffres recensés ne plaident pas en la faveur de la République parlementaire fédérale. Les données montrent en effet une multiplication de cette pratique abusive au cours des dernières années. Au Cachemire, cinquante-cinq coupures ont déjà été recensées en 2019, contre soixante-cinq en 2018, trente-deux en 2017 et dix en 2016, d’après Internet Shutdown Tracker, qui enregistre chaque blocage.
D’une manière générale, ce phénomène reste largement utilisé aux quatre coins du pays. Les autorités bloquent les réseaux pour contenir des rumeurs qui pourraient conduire à des manifestations et autres mouvements populaires. Depuis 2012, le gouvernement n’a cessé de recourir à cette pratique. Le nombre de cas a d’ailleurs explosé : cinq en 2013, six en 2014, quatorze en 2015, trente et un en 2016, soixante-dix-neuf en 2017 et cent trente-quatre en 2018.
Le cru 2019 n’est pas à la peine non plus, puisque quatre-vingt-treize coupures ont déjà eu lieu au cours des douze derniers mois, bien que celles-ci soient parfois suspendues au bout de 24h. Les Indiens n’en restent pas moins séquestrés numériquement par les autorités nationales. « C’est comme si quelqu’un nous renvoyait au Moyen-Âge », imageait l’un des interlocuteurs du Washington Post pour résumer leur situation.
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