Deuxième volet, plus politique, de notre interview de Ludovic Pénet, en charge du numérique au sein du « Laboratoire des idées » du Parti Socialiste

(suite de la première partie sur Hadopi et la licence globale)

Numerama.com : 2011 a été l’année des rapports sur la neutralité du net. Si le PS dispose de la majorité parlementaire en 2012, fera-t-il adopter un cadre de régulation ?

Ludovic Pénet : Ces dernières années, le PS a fait un patient travail de contre-propositions avec les multiples PPL déposées à l’Assemblée et au Sénat. Il semble évident dans ce contexte que celle présentée par Christian Paul début 2011 et soutenue à l’unanimité par le groupe socialiste à l’Assemblée serait la base d’une telle régulation.

La philosophie de ce texte est très simple : la neutralité est la règle et les exceptions, par exemple sous forme de services gérés, sont possibles dès lors qu’elles sont dûment justifiées et encadrées par le régulateur. Un tel texte adopté il y a 10 ans aurait par exemple permis le déploiement de la TV-on-ADSL, mais dans des conditions d’accès raisonnables et non discriminatoires pour tous les diffuseurs. C’est une philosophie très différente de celle de la droite, qui sous couvert de défense de la neutralité du net ne vise au mieux qu’au maintien d’un web résiduel dont sont exclus tout ce qui pourra être englobé dans la – très large – définition d’un service géré.

Alors que certains FAI ne cachent pas leur intention de « faire payer Google pour Youtube » tout en expliquant vouloir « faire payer leurs abonnés pour Youtuve » et déploient des CDN propriétaires qui ont pourtant la capacité de réduire drastiquement les coûts de diffusion, non sans poser de sérieux problèmes de concurrence, une intervention forte de la puissance publique est plus que jamais requise. In fine ce sont les consommateurs qui se feront plumer sinon.

Nous en avons malheureusement eu l’illustration avec la fuite de ce document sur la vision de l’Internet fixe de la FFT (Fédération Française des Télécoms, ndlr). Alors que les coûts induits sont essentiellement liés à la fourniture de la capacité d’accès plutôt qu’à son taux d’utilisation, et alors que les usages tendent à requérir une connexion constante au net, en fixe ou en mobile, je trouve particulièrement choquant de voir ainsi proposée une grille rétrograde de segmentation en volume et en services. Qui peut raisonnablement soutenir que les paquets de VoIP sont fondamentalement différents de ceux d’autres types d’applications ? La seule explication de ce type de segmentation est la volonté de certains opérateurs de préserver à tout prix leurs offres propriétaires de téléphonie, très rentables. Ne manque en fait à la grille de la FFT qu’une segmentation en temps de connexion pour que le désastre soit complet…

Ce document de la FFT montre, s’il en était besoin, la dangerosité de concéder une exception générale sous prétexte de service géré, comme le proposait notamment Laure de La Raudière. On peut voir que c’est, au final, un blanc-seing pour les opérateurs, qui osent ainsi différencier non seulement la VoIP mais également les newsgroups, etc. L’opération de diversion de l’UMP ne fait d’ailleurs pas illusion. En défendant une neutralité en trompe l’oeil selon un calendrier qui ne vise qu’à occuper l’espace public et à tenter de susciter la sympathie d’une partie des internautes d’ici 2012, l’UMP est en effet dans le ministère du verbe alors qu’elle est aux responsabilités.

Si les problèmes des opérateurs sont vraiment liés à l’utilisation de la bande passante par leurs abonnés, qu’ils proposent des offres différenciées selon le débit maximal théorique ! Que l’on paye plus pour 100 Mbps que pour 512 Kbps peut, dans certains cas, être logique.

Avec le déploiement du très haut débit se pose de plus en plus le risque de la fracture numérique. Comment l’éviter sans aggraver ni la dette publique, ni la facture de télécommunications des ménages ?

Les maîtres mots sont ici mutualisation et orchestration, soit l’opposé de ce que la droite a fait ces dernières années.

Leur politique consiste en effet, en résumé, à compléter par des prêts les investissements des collectivités souhaitant déployer un réseau fibre là où les opérateurs n’ont pas l’intention de se déployer dans les années qui viennent.

En procédant ainsi, on a laissé déployer de multiples réseaux redondants dans les grands centres urbains (sans pour autant régler le problème de la montée de la fibre dans les immeubles…) en abandonnant les territoires les plus isolés à leur sort. La co-existence de réseaux concurrents n’est pas nécessairement un mal et nous ne sommes pas dogmatiquement partisans d’un réseau unique. Ce serait même techniquement idiot. Une dose de mutualisation était possible et reste souhaitable. Cette politique de la droite a aggravé la fracture territoriale : les citoyens des territoires les plus isolés devront payer plus que ceux de zones déjà privilégiées, comme Paris ou les Hauts-de-Seine, ce alors que leurs collectivités locales sont parfois déjà exhangues et qu’ils sont parfois également exclus de l’accès au haut débit.

On aurait pu faire autrement, en coordonnant mieux les efforts des opérateurs pour mutualiser une partie des investissements dans les zones denses et réaffecter les sommes ainsi économisées vers les zones moins
denses. Cela reste dans une certaine mesure possible. Certaines rentes peuvent être réaffectées au déploiement du réseau fibre, comme par exemple la rente cuivre, dénoncée à de multiples reprises par l’UFC-Que Choisir.

Le reste des sommes requises une fois cette mutualisation opérée et ces rentes réaffectées n’est en fait pas élevé au regard de l’importance du déploiement du très haut débit partout sur le territoire. On parle ici d’un grand réseau de la même importance stratégique que le réseau ferré, le réseau électrique ou le réseau téléphonique en leur temps. C’est assurément un élément essentiel de compétitivité et un choix que devrait faire un président progressiste. La modernisation des services publics ruraux, par exemple, tirerait un grand bénéfice du déploiement de ces réseaux.

Deux autres grands types de financement peuvent être mobilisés : le budget de l’Etat et une incitation des opérateurs à l’investissement. Alors que ces derniers dégagent des profits considérables, il me semble logique de leur imposer une contrainte d’investissements dans les nouveaux réseaux en fonction de leur chiffre d’affaire.
Seul le non-respect de cette contrainte déclencherait le paiement de pénalités.

Si le financement doit être national et la coordination du déploiement in fine national, il semble également évident que l’on ne peut pas tout faire depuis Paris… L’échelon régional est probablement ici le bon pour assurer l’essentiel de la coordination locale. Les collectivités devraient redevenir, comme l’a proposé le Sénateur Maurey, maîtresses de l’aménagement numérique de leur territoire via les SDTAN dont l’établissement
puis le respect par les parties prenantes serait obligatoire et contraignant.

Des synergies doivent être recherchées entre les différents types de réseaux THD, fixe et mobile. Il semble en effet clair que la THD mobile requérera le déploiement conjoints de boucles fixes. Là encore, l’État a un rôle à jouer en imposant des obligations fortes aux opérateurs d’une véritable couverture (pas uniquement à un point du centre-bourg, par exemple) à un horizon raisonnable.

Revenons au document de la FFT. Que vous inspire la polémique sur la fin de l’internet illimité ?

Alors que les usages tendent à requérir une connexion constante et illimitée au réseau, en fixe comme en mobile, et alors que les formules d’accès fixe illimité à l’Internet sont devenues la règle en France, le document de travail de la Fédération Française des Télécoms publié par Owni est très inquiétant.

En plus d’envisager explicitement le plafonnement du volume de données échangées, il entérine une fracture territoriale entre les abonnés, selon que ces derniers se trouvent ou non en zones dégroupées. Ce plafonnement ne fait pourtant pas sens pour les particuliers, dont l’essentiel des coûts des coûts de connexion est induit par la fourniture de la capacité d’accès plutôt que par son usage. Quel que soit son usage, l’infrastructure déployée reste la même.

Pire encore, ce document n’envisage l’Internet que d’une manière très réductrice, où sont exclus la voix sur IP, le P2P ou encore les newsgroups. Il opère donc une distinction arbitraire entre un « web résiduel » et les services consommateurs en bande passante ou remettant en cause les modèles d’affaire de certains opérateurs.

Face à ces menaces, il est, d’une part, plus urgent que jamais de protéger la neutralité du net par la loi.
Le parlement avait une belle occasion pour cela cet hiver, avec l’examen de la proposition de loi de Christian Paul, soutenue par le PS. Elle prévoyait, pour mémoire, de faire de la neutralité la règle pour toutes les communications électroniques, tout en laissant la possibilité d’exceptions dûment justifiées et encadrées par le régulateur. Certains avaient à l’époque estimé urgent d’attendre… Nous voyons aujourd’hui qu’il n’en est rien.

Il faut, d’autre part, que l’État assume ses responsabilités et devienne enfin le chef d’orchestre nécessaire
au déploiement en dix ans partout sur le territoire des technologies de nouvelle génération, comme la fibre optique, dans des conditions économiques optimales et plaçant les citoyens à égalité devant l’accès au très haut débit, que j’ai esquissées un peu plus haut.

On peut enfin se poser la question de la compatibilité d’une telle forme d’entente avec notre législation en matière de concurrence…

Un Internet segmenté, où les plus modestes n’aurait accès qu’à une offre résiduelle, n’est pas socialement acceptable !

Quels sont les autres chantiers que le Parti Socialiste estime important d’aborder en matière de numérique lors de la prochaine législature, et avec quelle philosophie ?

La philosophie doit être un mélange de régulation selon des principes, « d’empowerment » des citoyens et de portage de propositions progressistes au niveau international.

Sur ce dernier point : il est évident pour tous que, en dernier recours, l’échelon de régulation adapté est au minimum européen, idéalement mondial. La latence de conclusion de nouveaux traités à ce dernier niveau est cependant telle que l’on ne peut se satisfaire de ce type d’action. Le niveau national garde par ailleurs une importance particulière, parce qu’il est le niveau adapté à certaines régulations et parce qu’il reste le lieu principal de débat.

Côté principes, celui de « neutralité du net » mérite, à l’évidence, d’être protégé. On parle bien ici d’un principe, d’une règle générale dont un régulateur spécialisé veille ensuite à la bonne application.

Parce que dans le monde numérique, et comme l’a dit depuis longtemps Lawrence Lessig, « The Code is the Constitution » un volet essentiel de l’action de l’État est dans le soutien à certaines filières – bref, dans une vraie politique industrielle. La droite au beaucoup soutenu ces 10 dernières années le développement de technologies de contrôle ou de flicage. Nous pourrions, au contraire, choisir de soutenir le développement de technologies émancipatrices, comme le « Freedom Plug », ou celui de technologies permettant d’optimiser les échanges sur le réseau, le plus souvent  » de pair à pair « .

Les autres thèmes à traiter ne manquent pas : l’identité, l’entreprenariat, l’OpenData, le travail, l’éducation, les services publics ruraux, etc.

Quelle sera la place du numérique dans les prochaines primaires, aussi bien en terme d’animation des débats que de questions fond ? Vous attendez-vous à des divergences entre les candidats sur ce domaine ?

Les primaires sont un peu une campagne du pauvre en ce que les moyens de chaque équipe sont très réduits. Les sommes disponibles se comptent au mieux en dizaines de milliers d’euros, pour l’ensemble de la campagne. Je ne m’attends donc pas à de grandes innovations dans la forme. Ce n’est pas nécessairement illogique, le monde numérique étant, sur le plan politique, encore assez différent du « monde réel », même si les deux ne sont pas distincts. Je veux dire par là qu’en environ 10 ans de militantisme « de terrain », je n’ai jamais croisé quelqu’un m’interpellant sur des questions numériques. Pas même sur le très haut débit. Le web, les réseaux sociaux sont donc des supports de campagne importants, mais parmis d’autres, à ne surtout pas négliger.

Sur le fond, les quelques débats sur « l’après HADOPI » ont déjà montré une rupture entre les candidats.

Arnaud Montebourg a par exemple soigneusement évité de revenir sur la question de la légalisation des échanges hors marché. J’ai l’impression qu’il n’a pas vraiment travaillé ce volet ou reste figé sur ses positions d’il y a quelques années, qui n’étaient déjà pas très construites.

Manuel Valls a, il me semble, une bonne compréhension personnelle des enjeux du numérique.

Jean-Michel Baylet semble s’emparer du sujet et vient notamment de réagir aux projets de la FFT.

Je n’ai pas beaucoup lu Ségolène Royal sur ces questions dans le cadre des primaires. Elle avait cependant pris dès la campagne de 2007 des positions progressistes et n’est pas vraiment femme à opérer un virage sur l’aile au gré des sondages… Ses clubs « Désirs d’avenir » ont par ailleurs beaucoup travaillé depuis 2007.

François Hollande semble être le plus mal pourvu. C’est inquiétant pour un candidat qui a été 11 ans à la tête du Parti Socialiste. Sur « l’après-HADOPI », son expression a été marquée par l’hésitation et le flou avant de pencher finalement pour la suppression de la riposte graduée. Vincent Feltesse, chargé du numérique au sein de son équipe, est plus spécialisé dans les aspects « campagne numérique » que dans la politique du numérique, et cela se sent. Ce n’est également pas très étonnant car les questions numériques doivent être abordées d’une manière qui n’est pas celle de François Hollande. Rechercher coûte que coûte à satisfaire toutes les parties est
voué à l’échec dans un débat aussi passionné et contradictoire, qui requiert au contraire de la précision et le courage de déplaire par certaines propositions conformes à l’intérêt général avant de convaincre.

Martine Aubry est, de loin, la mieux armée côté numérique dans ses primaires. On peut mettre à son actif d’avoir clarifié la position du PS « sur HADOPI » dès 2009. Elle a su se comporter en chef de parti et faire adopter une position claire et progressiste là où Hollande a tergiverser pendant des années. Ses propositions sur la Culture, et son rappel de ses positions en faveur de l’abrogation d’HADOPI, dénotent son courage et sa méthode. Elle ne craint pas de susciter le débat si une position lui semble juste. N’oublions pas non plus que, sur le plan local, elle a su soutenir le développement de la technopole lilloise. Zynga, par exemple, est une entreprise lilloise. On retrouve par ailleurs dans son entourage les principaux acteurs des dossiers numérique au PS : Christian Paul, Patrick Bloche, Didier Mathus, Catherine Trautmann, David Assouline. Mais son équipe ne s’arrête pas là et compte également en son sein Daniel Kaplan, délégué général de la FING, et probablement l’un des meilleurs analystes stratégiques de la société de l’information. Cela se ressent dans les propositions de la candidate. Dans la « société créative » de Martine Aubry, l’investissement dans la culture et dans l’innovation ne sont pas des promesses isolées mais des éléments d’un dispositif cohérent.

J’ai découvert Martine Aubry avec son accession au premier secrétariat du PS. « Le courage, c’est d’agir », et je suis impressionné par la manière dont elle a su remettre la « vieille maison » en ordre de bataille. Le candidat
investi par les primaires ne partira pas avec les mêmes souliers de plomb que Ségolène Royal en 2007. Pour son bilan comme première secrétaire et pour ce que je viens d’exposer sur le volet « numérique », je voterai bien évidemment pour elle aux primaires et invite tous les lecteurs de Numerama du camp progressiste à faire de même !

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