Il y a d'abord la froideur des chiffres.
En Europe, selon le dernier rapport Sandvine (.pdf), le partage de fichiers en P2P représente désormais 20,16 % du trafic total (upload et download agrégés) aux heures de pointe, contre 21,5 % il y a un an.
Le P2P aujourd'hui, c'est 11,3 % des données téléchargées et 54,61 % des données envoyées — un écart qui s'explique très bien puisque la dissymétrie upload/download induite par l'ADSL fait qu'à volume équivalent de données échangées sur un réseau, le P2P consomme une part beaucoup plus importante des données montantes que des données descendantes.
Plus en détails, BitTorrent représente désormais 17,99 % du trafic agrégé en Europe, contre 14,9 % il y a un an. Mais si BitTorrent augmente, c'est en réalité qu'eMule (eDonkey) et son moteur de recherche intégré continue sa chute inexorable vers les abîmes de l'histoire. C'est que le logiciel de P2P, qui fut autrefois la star incontournable du partage de fichiers en Europe, est plongé dans un coma qui le fait disparaître du tableau de Sandvine.
Il y a un an, où l'on constatait déjà sa fin précipitée, eMule/eDonkey représentait encore 3,98 % de la bande passante agrégée. Aujourd'hui il ne représente plus rien. 1,12 % de l'upload. Des poussières de download. C'est tout (on peut douter des chiffres en voyant qu'en France eMule génère toujours un quart des avertissements Hadopi, mais il est indéniable qu'eMule est en repli constant depuis des années).
Puis il y a ensuite la chaleur du souvenir.
Au lecteur d'aujourd'hui, cela semblera anecdotique. Aux compagnons d'hier, cela représente une utopie qui meurt.
Car eMule n'est pas qu'un logiciel, c'était une envie de société. Pour qui rêvait il y a 10 ans à la constitution d'une Bibliothèque d'Alexandrie où toutes les oeuvres culturelles numérisées du monde seraient mises en commun dans un réseau d'échanges autonome (entièrement décentralisé) et enfin légalisé, l'acte de décès d'eMule 10 ans plus tard est un coup rude.
Il y a 10 ans, et même davantage, le P2P n'était pas un moyen de pirater gratos. C'était la traduction technologique d'une philosophie, au point que Numerama (à l'époque Ratiatum) avait créé dès 2002 un forum intitulé P2Philo, où l'on discutait du rôle du partage dans la construction d'un projet de société. Voici ce que nous écrivions à cette époque — plus "donneurs de leçons" que jamais, il faut le reconnaître — pour expliquer cette démarche :
Si vous pensez que le peer to peer n'est fait que de logiciels permettant de s'échanger des gigaoctets de données, sans doute passez vous à côté d'une pensée naissante : la P2Philo (prononcez "piretoufilo"). Inaugurée en nos lignes et principalement sur notre forum, la P2Philo vise à établir les règles d'un échange humanisé, à comprendre les origines, les objectifs, ou les dangers du peer to peer. Et le plus grand danger du peer to peer est justement de ne pas y apposer une philosophie. Nous voyons encore trop souvent, peut-être même parmi vous, des utilisateurs télécharger sans penser (sans pensée). Or comme toute chose, le peer to peer peut disparaître et il est essentiel aujourd'hui de réfléchir à ses règles morales…
Lorsque nous avions présenté en détails BitTorrent en 2003, nous avions aussi mis en garde :
BitTorrent n'est pas réellement un "réseau P2P" dans le sens d'eMule ou de Kazaa. La conséquence la plus tangible est qu'il ne dispose d'aucun outil intégré de recherche. Si certains pensent que c'est un défaut, cela s'avère au contraire être une qualité… dans la philosophie de BitTorrent (…) Mais alors, en quoi consiste cette philosophie BitTorrent ? Et bien c'est celle d'un partage très efficace, à court terme. Il est en effet rare qu'un lien BitTorrent soit utilisable plus d'un mois, et soit réellement performant plus de quelques jours. Sur BitTorrent, vous ne cherchez pas quelque chose de particulier, mais choisissez parmi des téléchargements rendus explicitement disponibles via des liens. Tout n'est pas présent sur le réseau (bien au contraire), mais la plupart des fichiers récents sont distribués sur BitTorrent, souvent avant les autres réseaux P2P.
Dix ans plus tard, comme nous l'avions redouté, la vitesse, la facilité et la fragmentation d'un BitTorrent aux partages aussi efficaces qu'éphémères ont eu raison d'un idéal de Peer-to-Peer où les téléchargements étaient certes plus lents et plus hasardeux, mais où toutes les oeuvres restaient durablement en partage, sans but lucratif, et pouvaient être découvertes sans avoir à utiliser des sites de liens qui, eux, cherchent le plus souvent à maximiser une rentabilité sans se soucier de projets de société. S'ils veulent la légalité, c'est uniquement pour s'éviter à eux la prison et les lourdes amendes, pas pour que chacun puisse partager les oeuvres en toute liberté, ni pour que chacun puisse avoir accès aux oeuvres de son souhait quels que soient ses revenus, ni pour qu'un système de rémunération collective permette aux auteurs de continuer à créer les oeuvres ainsi librement partagées.
Un nouveau P2P par une nouvelle génération ?
Aujourd'hui, BitTorrent est en position de quasi monopole sur le P2P, et eMule n'est plus que l'ombre d'un hier. Mais BitTorrent aussi décline et s'est trouvé plus efficace et plus rapide que lui pour la consommation des oeuvres culturelles, et moins embarrassé de philosophie.
Le protocole créé par Bram Cohen ne génère plus que 10 % du trafic descendant, soit deux points de moins qu'il y a un an. La vidéo et la musique en streaming prenant toujours plus d'importance, la part du "divertissement en temps réel" dans la bande passante descendante a augmenté de 7,4 points en six mois, et représente désormais 47,4 % du trafic total aux heures de pointe.
Alors que c'est collectivement que des millions d'internautes trustaient par leurs échanges gracieux la bande passante des FAI avec eMule et BitTorrent, désormais le seul YouTube représente 25 % du trafic. Un quart de la bande passante européenne est consommée par et pour un seul site internet, par un seul service centralisé où les oeuvres ne plus partagées mais mises en dépôt-consultation, où la naissance d'un nouveau modèle économique et juridique n'est plus souhaité puisque tout se règle par contrats, jusqu'à la censure de contenus. Et tant pis si pour la plupart des créateurs, il n'y a toujours pas ou très peu de rémunération. Les gros s'en sortent. Et si par extraordinaire YouTube venait à fermer un jour, les millions de vidéos qu'il héberge s'en iraient avec lui, en un coup de vent. L'imprudent dira que c'est impossible. L'historien rappellera Worldcom, Lehman Brothers, General Motors,… ou plus prosaïquement Multimania, GeoCities,…
Le P2P était un rêve de prise de pouvoir de la distribution des oeuvres, par le peuple et pour le peuple, qui a été mis entre parenthèses à partir du milieu des années 2000 au profit d'une consommation a-philosophique des contenus.
Mais c'est un rêve qui n'est pas encore tout à fait mort et qui ne demande qu'à être ravivé, par exemple par une nouvelle génération d'internautes qui voudront pouvoir parler de tout sans censure et se donneront comme utopie d'héberger leurs propres données sur leurs propres serveurs, chez eux, entre eux. Pourquoi pas, même, un nouvel Internet sans FAI, fait de réseaux Wifi interconnectés. Un désir de liberté.
Vivement demain pour le découvrir.
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