Lors de l’examen en 2014 du projet de loi anti-terrorisme qui prévoyait de confier à l’Etat les pouvoirs d’ordonner à Google de censurer des sites dans ses résultats de recherches, ou de permettre à la police d’ordonner aux FAI de bloquer l’accès à des sites sur la base de simples accusations d’apologie du terrorisme ou de provocation à commettre des actes de terrorisme, Numerama avait immédiatement mis en garde contre le risque de manipulations politiques. Il suffit en en effet de lire l’article 412-1 du code pénal pour voir la grande marge de manoeuvre offerte qui ceux qui doivent dire ce qu’est le terrorisme, et donc pour prendre conscience du danger à confier ce pouvoir à l’exécutif plutôt qu’au judiciaire.
Nous rappelions sans crainte du point Godwin (cette chose qu’on dirait inventée pour éviter que l’Histoire ne serve à répéter les mêmes erreurs) que pour le régime de Vichy, les résistants qui avaient entendu l’appel du Général De Gaulle étaient considérés comme des terroristes. Que Julien Coupat reste mis en examen depuis sept ans pour « dégradations en relation avec une entreprise terroriste« , sur la base d’accusations qui ne convainquent plus grand monde. Que les groupes indépendantistes corses, basques ou bretons furent eux-mêmes des groupes terroristes. Le « terrorisme » est tout sauf une notion objective, et il faut l’employer avec la plus grande prudence, surtout lorsque la qualification emporte des effets juridiques.
Hélas nos craintes ont été vérifiées très vite par la censure très discutable d’Islamic-News, décidée sur ordre exclusif du ministère de l’intérieur, sans qu’aucune preuve d’une « apologie du terrorisme » ou d’une « provocation à commettre des actes de terrorisme » ne soit jamais apportée (ordre qui fait l’objet d’un recours intenté par Numerama au nom de la défense des principes démocratiques). La censure est devenue en France une arme de contre-propagande dans une guerre qui peine à dire son nom.
« UN SYSTÈME QUI PERMET D’INSTRUMENTALISER LA JUSTICE »
Et c’est aussi ce que confirme à mots à peine voilés le plus célèbre des juges anti-terroristes, Marc Trévidic, d’autant plus libre dans sa parole qu’il doit quitter son poste pour prendre la vice-présidence du tribunal de Lille. « Le métier de juge anti-terroriste m’a appris que c’était très dur de trouver la justice dans cette matière« , constate-t-il amèrement dans une interview sur RTL. « La sécurité est là, les intérêts diplomatiques, stratégiques de la France, plein de choses, plein de fantasmes aussi. Mais trouver la justice, simplement arriver à juger normalement un individu pour ce qu’il est, sans affabulation, c’est très très difficile« .
« Il y a plein de choses que l’on prend en ligne de compte, et ce n’est pas la vérité qu’on cherche nécessairement dans l’anti-terrorisme. Dans certains dossiers c’est une évidence, mais même globalement, on cherche à mettre en place un système qui permet d’instrumentaliser la justice par moments, en qualifiant tel ou tel groupe de terroriste, ou après en disant le contraire. C’est tellement politique comme domaine qu’un juge n’y trouve pas tellement son intérêt« .
Bien sûr le juge en a aussi profité pour redire tout le mal qu’il pensait du projet de loi sur le renseignement, et en creux du grand public qui se soucie trop peu de ses libertés bafouées. « Je pensais que les scandales NSA avaient fait prendre conscience de certaines choses, mais je constate que pas du tout« , regrette-t-il. « Je suis inquiet ; pour moi les libertés individuelles — je suis juge judiciaire — c’est quelque chose qui est ancré en moi. Quand une loi me paraît dangereuse, je suis inquiet pour la démocratie« .
Et pourtant Marc Trévidic connaît très bien l’utilisation faite par les terroristes islamistes d’Internet, puisqu’il avait déclaré lors d’une audition au Parlement que « tous nos jeunes [mis en cause] sont embrigadés par le biais de l’internet – y compris des mineurs, ce que je n’avais jamais vu auparavant« . « Internet ayant diffusé dans toute la société, il n’est plus besoin du prêche enflammé d’un imam dans une mosquée salafiste« , faisait-il remarquer. Mais malgré ce constat, il estime que se passer du juge judiciaire et mettre toute la population sous surveillance par des algorithmes est disproportionné et dangereux.
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