Dans une série d’articles, Numerama s’intéressera aux communautés qui ont fait de leur métier ou loisir un élément fédérateur via leurs chaînes YouTube. Nous commençons avec les pêcheurs.
Julo approche de l’étendue d’eau. Après avoir vérifié une dernière fois son matériel, il penche sa canne à pêche en arrière. D’un geste rapide, il lance son hameçon à une dizaine de mètres de la berge, au beau milieu de l’étang. Comme plus d’1,5 million de français en 2017, Julo est pêcheur. Mais il est aussi youtubeur.
C’est devenu une habitude pour lui. Depuis septembre 2015, le trentenaire résidant dans l’Aveyron filme systématiquement ses excursions au bord des cours d’eau, caméra d’action harnachée sur le torse. « Au début j’avais juste la volonté de filmer ma passion, de tenir un journal de pêche en vidéo pour mes proches. Avec le temps, une fois avoir atteint le milliers d’abonnés, je me suis rendu compte que beaucoup d’autres pêcheurs avaient déjà investi YouTube et étaient à la recherche de contenus. J’ai commencé à partager une vidéo de pêche par semaine », explique celui qui a désormais 31 000 abonnés, un score honorable.
Jeu concours pour ses abonnés, top des meilleurs leurres… ses vidéos possèdent tous les attributs d’une chaîne YouTube traditionnelle, grosses flèches rouges sur miniature comprise.
Du skate à la canne à pêche
Comme Julo, une myriade de pêcheurs ont investi au cours des cinq dernières années la plateforme d’hébergement de vidéo de Google. C’est le cas d’Anthony, cocréateur de la chaîne Scarna Fishing. « J’ai commencé la pêche quand j’avais 10 ans et j’ai plus ou moins grandi avec la pratique. Après une pause lors de mes études sur Toulouse, je suis retombé dedans en revenant à la campagne », explique-t-il. Aujourd’hui âgé de 37 ans, il a lancé sa chaîne il y a quatre ans, très vite rejoint par Jeremy, un ami de longue date. Du haut de leurs 60 000 abonnées, les deux compères — résidents également dans l’Aveyron — sont parmi les pêcheurs francophones les plus suivis sur YouTube. Les premiers, Fishare, Feeling Fishing et Aminiakk Fishing, tourne autour des 75 000 abonnés.
Drone, caméras embarquées, comme de nombreux autres vidéastes, le duo mise énormément sur la qualité de ses vidéos et n’hésite pas à investir. « De par ma profession de technicien du son, on peut dire que j’ai une bonne connaissance de l’audiovisuel et des sessions de tournages. Je pense que c’est ce qui a permis de rapidement faire grandir la chaîne et d’attirer les internautes qui ne s’intéressaient pas forcément à la pêche auparavant », évoque, avec l’accent chantant du sud, Anthony. Des montages dynamiques que le pêcheur aveyronnais n’hésite pas à comparer aux vidéos de skateboard qui ont fleuri sur la toile dès les débuts d’internet.
« Pour avoir pratiqué les deux disciplines, on est plus ou moins dans la même démarche : celle de communiquer autour d’un état d’esprit, d’un mode de vie. Celui des skateurs et très urbain là où nous on prône un retour à la nature et aux grands espaces. Et puis surtout, c’est une manière de dépoussiérer la pratique et de briser les clichés. On est loin de la représentation de « Gégé va à la pêche assis sur son fauteuil de camping » », assure le vidéaste. Un traitement différent qui a su attirer les plus jeunes vers la discipline.
Léo et Alexis, respectivement 20 et 18 ans, font partie de ceux-là. Ensemble, les deux frères ont fondé il y a cinq ans leur chaîne Les poissons et le pêcheur et cumulent aujourd’hui plus de 5 millions de vues. « Même si en France il y a du contenu de qualité, à l’international, on est dans une autre dimension en termes de production. Aux États-Unis ou dans les pays scandinaves, c’est carrément des documentaires que les vidéastes sortent sur YouTube. Depuis quelques années il y a même un festival du film de pêche à la mouche qui s’est monté. Même si ce n’est pas l’objectif de notre chaîne, forcément, ça force le respect », évoque Léo, actuellement en licence génie civil à Toulouse mais également vendeur au rayon pêche d’une grande enseigne de distribution d’articles de sport.
Les marques ont flairé… le gros poisson
Ces nouvelles têtes dans le milieu de la pêche loisir ont été rapidement repérées par les marques spécialisées. Comme pour les youtubeurs et youtubeuses beauté ou les questionnables chaines de découvertes de jouets, les pêcheurs-vidéastes sont des relais privilégiés des équipementiers de pêches. « On reçoit énormément de demandes pour tester des cannes à pêche — notamment de marques chinoises — ou montrer l’utilisation en action de moulinets ou leurres à poisson », affirme Anthony de Scarna Fishing.
Gaëtan, a fondé la boutique en ligne leurres-mania.fr, il y a un an. Aujourd’hui, sa communication se résume uniquement au sponsoring de vidéastes. « Nous sommes en partenariat avec deux youtubeurs Doktorfishs12 et Julo. Ce sont des pêcheurs grandement appréciés dans leurs communautés et notamment auprès des jeunes. Leurs abonnés aiment voir en action des leurres sur des sessions pêche similaires aux leurs », assure par mail l’équipementier, confirmant que la qualité des vidéos qu’ils sponsorisent influe grandement sur son chiffre d’affaires.
Ces partenariats permettent ainsi aux vidéastes de monétiser leur passion tout en renouvelant régulièrement leur matériel. En ajoutant les revenus publicitaires de leurs vidéos, certains pêcheurs envisagent actuellement de quitter leur emploi pour se consacrer intégralement à leur chaîne. C’est notamment la volonté de Jeremy et Anthony de Scarna Fishing. « On a lancé notre boutique en ligne de leurres que Jeremy fabrique lui-même. Couplé au fait que notre nombre d’abonnés augmente de manière croissante, on espère être capable d’engranger un SMIC chacun pour se rémunérer au cours de l’année 2019 », se projette Anthony.
De l’art de relâcher un poisson et s’éviter les critiques
Néanmoins, les pêcheurs-loisirs le savent, leur loisir est régulièrement et publiquement remis en question par les défenseurs de la cause animale. « La plupart des pêcheurs qui partagent des vidéos sur internet promeuvent la pêche « No Kill », qui consiste à attraper le poisson sans pour autant le mettre à mort. Néanmoins, on garde conscience qu’on plante tout de même un hameçon dans la bouche des poissons », tempère Léo de la chaîne Les poissons et le pêcheur, précisant qu’il préfère garder un animal blessé pour le manger en famille plutôt que de le remettre à l’eau, si ses heures semblent comptées.
Comment relâcher les poissons ? Là est le grand débat qui anime la communauté des pêcheurs en ligne. Il suffit de se pencher sur la section commentaires des vidéos YouTube de pêche pour comprendre la levée de boucliers qu’engendre un poisson mal remis à l’eau. « Au final, dans nos vidéos, les commentaires négatifs viennent surtout d’autres pêcheurs frustrés par notre façon de pêcher comme l’utilisation d’un noeud, d’un type de leurre, ou encore d’une erreur dans l’explication d’une technique, … Au final très peu de militants, vegan par exemple, viennent dans notre espace commentaire », analyse Julo.
Alerter sur la pollution des cours d’eau
Questionnés sur le bien-fondé de leur loisir, l’ensemble des pêcheurs — vidéastes ou non — font corps. S’ils comprennent les critiques, ils estiment être des « sentinelles » de l’état des cours d’eau en France. « Sans nous, personne ne ferait attention à l’état des cours d’eau », assènent-ils en cœur. Un ressenti qui a donné naissance à une nouvelle génération de pêcheurs, écologiquement engagée et qui n’hésite pas à alerter sur l’état de ces cours quand il le faut.
Chris, youtubeur auvergnat ayant fondé sa chaîne Stream Fishing il y a un an, est de ceux-là. En compagnie de huit autres pêcheurs vidéastes de toute la France, il a fondé le collectif « Team River Clean », qui milite contre la pollution des cours d’eau français. « Nous nous sommes connus par l’intermédiaire de nos chaînes YouTube respectives et nous avons très vite remarqué que nous avions des valeurs communes, notamment en ce qui concerne la protection de l’environnement », raconte celui qui est étancheur de profession.
Réuni depuis peu en association – dont Chris est le vice-président –, la Team River Clean propose un contrat simple : « Tous les pêcheurs devraient profiter de leurs sorties au bord des cours d’eau pour ramasser les déchets. Nous sommes les premiers concernés par la pollution des fleuves et rivières. » Pour promouvoir cette vision de la pêche, le collectif n’hésite pas à se filmer les pieds dans l’eau en train de nettoyer les berges et alerter sur la quantité de détritus qu’ils y retrouvent.
« Si on peut déjà changer les mentalités au sein de nos communautés respectives et insuffler le mouvement parmi les pêcheurs, c’est déjà bien. À terme peut-être que l’on pourra toucher le grand public », conclut Chris, avant de s’enfoncer jusqu’aux genoux dans les eaux froides de l’Allier. Une caméra tenue à bout de bras.
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