Le Parlement européen a jeté un utile pavé dans la mare, en affirmant qu’ « aucune restriction à la liberté d’expression et d’information d’un citoyen ne doit être prise sans décision préalable de l’autorité judiciaire« . C’est bien le moins dans un Etat de droit ! Confier à une police privée, puis à une autorité administrative (baptisée Hadopi) le contrôle des réseaux numériques pour préserver les intérêts des artistes est l’un des pires services à rendre au droit d’auteur. Les créateurs comme les producteurs seraient bien inspirés d’y regarder à deux fois. Par bonheur, une génération d’artistes se lève, qui n’acceptent pas de cautionner cette tentation liberticide, à l’encontre de leurs pratiques (on peut les retrouver sur le site internetmonamour ou la revue en ligne Poptronics).
Alors, Hadopi, Edvige, même combat ? Probablement. La mobilisation, allant crescendo depuis ce printemps, a fort justement pointé les dérives du projet Edvige, le fichage généralisé de la population âgée de 13 ans ou plus et incluant des données telles que le » comportement sexuel « , la pratique religieuse ou encore l’état de santé. La dénonciation de cette nouvelle étape de taxinomie globale a suscité un large intérêt et trouvé des soutiens dépassant les clivages traditionnels, allant de l’extrême gauche à la droite républicaine.
Cousin de ce fichier par son inspiration, le projet de loi » Création et Internet » suscitera prochainement la même indignation. Il s’agit d’un projet à bien des égards aussi dangereux, par la mise en place d’une surveillance automatique des contenus échangés par les internautes. Après l’accroissement considérable du traçage des personnes, à l’aide de la biométrie et de la vidéo-surveillance, et le fichage de police mêlant indigestement terroristes potentiels et adolescents à la dérive, il ouvre en effet la boîte de Pandore de l’analyse des contenus que nous échangeons sur les réseaux. La société de surveillance se construit à nos portes, et maintenant grâce à nos connexions sur l’internet.
Demain, des agents, certes assermentés, pourront analyser nos échanges afin de déterminer quels films, quelles chansons, quelles œuvres nous avons téléchargés ou mis à disposition. Le repérage de » Bienvenue chez les ch’tis » n’apportera probablement pas de grand enseignement sur nos passions et nos inclinations, mais que penser de celui de contenus politiques, philosophiques ou proposés à tel ou tel public averti ? Si l’on n’y prend pas garde, c’est un pas décisif vers une analyse comportementale poussée, un » profilage » sans précédent et sans garanties.
Un des arguments clés des opposants à Edvige repose sur la disproportion du dispositif envisagé. Qu’en est-il du projet de loi » Création et Internet » ? Son but affiché est ni plus ni moins que de sauver la culture en mettant un grand coup de frein, sinon d’arrêt, aux échanges illégaux d’œuvres en ligne. Pourtant, chaque année qui passe à construire d’illusoires lignes Maginot prive les artistes de solutions équilibrées, mais aussi de rémunérations nouvelles…et substantielles. Ainsi Jean-François Copé a-t-il proposé qu’une nouvelle taxe sur les opérateurs de l’internet finance la télévision publique, alors que l’équité voudrait que la création musicale et audiovisuelle, qui nourrit les réseaux, en bénéficie largement.
Trois ans après la loi DADVSI jamais appliquée, qui fut la première bataille d’Hernani de l’internet, les tendances déjà visibles alors se sont confirmées et amplifiées. L’accès libre ou presque à la musique -la gratuité apparente- se généralise, sous la pression des internautes…mais aussi des industries culturelles elles-mêmes ! Regardons d’un peu plus près le cas de la musique qui invente dans la fièvre de sa crise les nouveaux modèles et les fait cohabiter.
Les internautes qui souhaitent copier les chansons sur d’autres appareils sont invités à utiliser le système d’Amazon, qui leur permet de les télécharger en MP3, sans avoir à supporter les aléas d’un dispositif technique de contrôle de l’usage, un de ces fameux » verrous techniques (DRM) » encensés il y a peu, désormais aux oubliettes. Les chansons écoutables en ligne sur MySpace sont téléchargeables moyennant finance sur Amazon dans le cadre d’un accord entre ces deux géants.
Publicité, abonnements, forfaits viennent compléter la vente » au morceau » qui n’a que peu décollé. Les catalogues sont- sur les réseaux P2P – en ligne depuis des années. Les offres d’accès gratuit se multiplient. Déjà, Universal pourtant grand pourfendeur de » pirates » a mis en « écoute gratuite » sur Jiwa l’essentiel de ses catalogues. Son PDG salue l’explosion du modèle gratuit, qui représente désormais plus de 10% des revenus de sa société, tandis que la vente de CD en constitue aujourd’hui moins de la moitié. Il devient donc cocasse, voire impossible d’expliquer à un adolescent qu’il peut écouter sans limites toute la musique du monde sur son PC, et qu’il vire délinquant s’il la partage avec d’autres grâce un réseau peer-to-peer.
L’offre la plus spectaculaire et emblématique parmi les dernières en date reste probablement celle de MySpace. Le premier réseau social du monde a en effet décidé de proposer gratuitement à l’écoute plusieurs centaines de milliers de chansons en flux depuis son site. Si le site de Ruppert Murdoch met en avant les millions d’artistes indépendants recourant à ses services, sa nouvelle offre de musique gratuite ne repose que sur un accord avec les » majors » du disque. Les indépendants sont donc laissés au bord de la route et les petits producteurs ne verront pas, pour l’essentiel, leurs artistes sur MySpace. Au fond, ce projet de loi rétrograde, disproportionné, et inutile n’a qu’une seule utilité réelle : permettre aux leaders mondiaux de la production et de la diffusion d’établir des positions dominantes dont sont exclus tous les autres acteurs, avant l’inéluctable légalisation des échanges non-commerciaux.
Les victimes de cette stratégie maladroite ou cynique, soutenue sans réserve depuis 2005 par l’actuel président de la République, seront les seuls acteurs incontournables de la culture : les artistes et le public. C’est bien la culture des » autres « , de ceux qui ne rentrent pas dans le moule, et avec elle l’exception culturelle, qui est visée.
En plus de leur culture, la vie des » autres » serait singulièrement compliquée par cette avant-première du profilage automatique des internautes. Le projet prévoit en effet ni plus ni moins que la suspension de l’accès internet des usagers récalcitrants. Le gouvernement menace les » déviants » d’une perte d’identité numérique, une mort virtuelle…
Il est temps de rompre avec cette illusion sécuritaire, logique suicidaire qui ne profite qu’à certains intérêts très particuliers. La légalisation des échanges non-commerciaux des œuvres culturelles est inéluctable. C’est un fait de civilisation, un progrès à portée de main pour l’accès plus libre à la culture. Il revient aujourd’hui au Politique, en retard manifeste sur la société, de prendre ses responsabilités pour bâtir une régulation efficace et moderne, et pour rendre la révolution numérique profitable à tous, à commencer pour les artistes et leur public.
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