Quand on me demande d’expliquer mon intérêt pour la menstrutech, je raconte toujours la même histoire. En 2014, Apple présentait sa première application dédiée au suivi de la santé, Health. On pouvait y inscrire une grande variété de données, comme son poids, sa consommation d’alcool et de sel, son nombre de pas quotidiens, etc. Mais Apple n’avait pas pensé aux règles. À l’époque, cette omission avait été très critiquée, vue comme un symbole de ces géants du numérique dirigés par des hommes incapables de prendre en compte d’autres expériences que les leurs. Apple a depuis corrigé le tir. Le fabricant de l’iPhone a développé plusieurs fonctionnalités dédiées au suivi du cycle menstruel, et collabore même avec le milieu universitaire pour mener des recherches sur la santé dite féminine. Enfin, la semaine dernière, il a dévoilé que sa nouvelle montre connectée, l’Apple Watch Series 8, serait dotée d’un capteur de température, pour aider à estimer sa date d’ovulation.
Les réactions ont été mitigées. Dans le contexte du grave recul des droits reproductifs aux États-Unis, et du rôle du numérique dans la surveillance des avortements illégaux, le timing de cette annonce était un peu délicat. Apple a d’ailleurs beaucoup insisté sur l’aspect sécurité des données pendant sa conférence, probablement pour se distinguer des applications de menstrutech qui font l’objet de beaucoup de méfiance ces dernières semaines. On est donc loin des discours enthousiastes ou girl power.
Au contraire, la conférence d’Apple était sobre, voire sombre, proposant une panoplie de fonctionnalités conçues pour nous protéger de divers dangers : détection des accidents de voiture, des appels d’urgence via satellite, une montre capable de fonctionner dans des météos extrêmes. Ajoutez-y la menace d’être arrêté ou arrêtée par la police à cause de l’exploitation de nos données les plus intimes, et vous obtenez une parfaite dystopie.
La menstrutech s’est démocratisée, mais est-ce pour le meilleur ?
Apple n’est pas la seule entreprise du numérique à avoir investi le domaine de la menstrutech (que je définis comme l’ensemble des services connectés dédiés au suivi des menstruations, faisant partie de la catégorie plus globale de la « femtech », les technologies consacrées à la santé dite féminine). Mais je trouve sa trajectoire particulièrement intéressante, car symptomatique des évolutions de ce marché. En 2014, il existait peu d’offres pour suivre son cycle menstruel sur smartphone.
Les quelques apps existantes se présentaient comme des outils pour dépasser le tabou des règles, et transmettre à ses utilisateurs et utilisatrices des connaissances sur leur corps trop rarement enseignées par ailleurs. Il y avait donc un aspect féministe à la menstrutech, et du sexisme dans le mépris ou l’ignorance de ces services. Aujourd’hui, le contexte a radicalement changé. La menstrutech s’est démocratisée (même s’il reste toujours plus difficile pour ces entreprises de lever des fonds que pour d’autres startups de santé).
Et on a aussi commencé à interroger ses intentions, derrière la simple satisfaction de voir nos besoins pris en compte. La semaine dernière, 28, une application américaine qui suit le cycle menstruel pour proposer des conseils de nutrition et d’exercice, a annoncé avoir levé 3,2 millions de dollars auprès de plusieurs investisseurs, dont le fonds Thiel Capital, dirigé par l’ultra-conservateur (et ancien membre du conseil d’administration de Facebook) Peter Thiel. L’entreprise derrière 28, Evie Magazine, s’est déjà illustrée par sa promotion d’une « féminité traditionnelle » et sa critique des arnaques supposées du féminisme moderne.
Au-delà de cet exemple un peu extrême, il existe aussi de nombreux cas gris. Que dire des applications qui promettent la solution miracle pour remplacer la contraception hormonale ? Qui ne parviennent pas à prendre en compte des évènements communs, comme les avortements ou les fausses couches ? Qui permettent à des entreprises de suivre les désirs de grossesse de leurs employés ou employées, parfois avec leur consentement enthousiaste ? Qui revendiquent une approche féministe et inclusive des menstruations, tout en reposant sur un système de gestion des données poreux, permettant leur exploitation à des fins commerciales ? Ces questions ne sont pas simples et ont beaucoup évolué depuis la bourde d’Apple en 2014. Cependant, je crois que la menstrutech n’a jamais été féministe par défaut. Même si elle se dédie à des sujets injustement ignorés.
La revue de presse de cette semaine
Namárië
La semaine dernière, je relayais ici un édito sur la violence raciste dont fait l’objet la série Les Anneaux de pouvoir. Cet article de Numerama revient plus en détails sur la polémique, qui a finalement poussé le casting à prendre la parole pour défendre les acteurs et les actrices racisées ciblées par ce déferlement haineux..
Des nouvelles de la cancel culture
Aux États-Unis, des groupes Facebook de parents se dédient à la critique de livres pour enfants considérés comme « trop politiques » (lire : qui traitent de sujets comme le racisme ou les droits de personnes LGBT), pour ensuite réclamer leur interdiction dans les écoles et les bibliothèques. Les réseaux sociaux permettent à ces activistes de s’organiser, et de propager des mensonges concernant certains ouvrages, afin de créer une psychose virale. C’est l’objet de cet article franchement flippant du MIT Technology Review, à lire (en anglais) par là.
Crash
Au départ, la Launch House devait être le lieu de tournage d’une téléréalité mettant en scène des fondateurs et fondatrices de startups. Finalement, cette immense villa à Los Angeles est devenue un temple dédié à l’entrepreneuriat, entre le programme d’accélération et la colonie de vacances, avec un intérêt plus particulier pour le Web3 et les technologies autour de la blockchain. Mais derrière les tweets inspirants se cachait un quotidien chaotique et un environnement dangereux pour les rares membres féminines de cette communauté. C’est une enquête à lire (en anglais) chez The Vox.
Des lesbiennes avec des épées
Pour finir sur une note optimiste, j’ai apprécié cet article de Polygon sur la nouvelle génération de jeux de rôles sur table écrits pour et par des personnes queers. Ils se concentrent sur des aspects souvent peu explorés par les classiques du genre : la séduction, le fait de construire une communauté, d’accepter l’échec, ou de résoudre des situations sans violence. Honnêtement, difficile de ne pas être intrigué·e par une œuvre intitulée Thirsty Sword Lesbians ! Si ça vous intéresse, c’est à lire (en anglais) par ici.
Quelque chose à lire/regarder/écouter/jouer
Je vous ai déjà parlé du travail délicat de Becky Chambers, une autrice qui m’a conquise avec ses romans de SF optimistes sans être naïfs. Son dernier livre, qui vient d’être récompensé par un prestigieux Hugo Award, sort cette semaine en France. On y découvre un futur où les humains et humaines ont surmonté un étrange évènement. Il y a plusieurs siècles, tous les robots en usine ont accédé à la conscience, et ont décidé de s’enfuir pour se cacher en forêt, loin de leurs ancien·nes maîtres. Plutôt que de s’écrouler, la société a accepté ce changement brutal, et s’est tournée vers des modes de vie se reposant moins sur les technologies, plus respectueux de la nature. C’est dans ce monde qu’a grandi Dex. En pleine crise existentielle, iel décide sur un coup de tête de devenir moine de thé, des personnes chargées de parcourir les villes et les villages pour proposer du thé et écouter les tracas des autres. Mais Dex a aussi des problèmes, et ne sait comment les résoudre. Jusqu’au jour où iel rencontre un robot par hasard.
Un psaume pour les recyclés sauvages (qui m’a été envoyé gratuitement par les éditions L’Atalante, merci à elles !) est un roman sur soi et sur les autres. En miroir du malaise personnel de Dex, c’est l’histoire de son monde sauvé in extremis et de ses habitant·es qui défile. Et dans sa relation hésitante avec ce robot dont iel n’aurait jamais dû croiser la route, c’est le passé et le futur qui se rencontrent. Par différents angles, et toujours beaucoup d’empathie, Becky Chambers raconte finalement une seule histoire. Même lorsqu’on a vaincu des obstacles insurmontables, on peut manquer de quelque chose.
Un psaume pour les recyclés sauvages, de Becky Chambers, éditions L’Atalante.
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