Il est courant d’entendre dire avec sans doute beaucoup d’exagération mais un soupçon de vérité que les studios de cinéma sont capables de calculer le succès d’un film dès sa préparation, en confrontant les ingrédients du scénario à leur expérience du box office. Pour le plus gros succès hollywoodien, il faudrait mélanger des doses parfaitement calibrées d’action, de sexe, d’humour et de dramaturgie, comme des parfumeurs mélangent les senteurs pour réaliser leur meilleure fragrance. Avec un coût moyen de production qui dépasse aujourd’hui les 100 millions de dollars, les studios limitent les risques en produisant des films qui ressemblent aux plus grands succès. La quête de la rentabilité génère l’uniformité, peu compatible avec l’art. Or le jeu vidéo, qui est aujourd’hui lui aussi considéré comme un art à part entière, est victime des mêmes problématiques qui encouragent les studios à prendre de moins en moins de risques.
Le magazine Forbes publie sur ce sujet un article passionnant qui interroge le président de la société Electronic Entertainment Design and Research (EEDAR), spécialisée dans l’audit des projets de développement de jeux vidéo. Il s’agit d’une petite société d’une vingtaine d’employés créée en 2006 en Californie, qui occupe ses journées à calculer les chances de succès commercial des jeux vidéo qui lui sont présentés par de grands éditeurs comme Electronic Arts, Activision ou Ubisoft. EEDAR possède une base de données de 6.000 jeux vidéo décortiqués avec pour chaque titre un classement en fonction de nombreux critères comme le type d’univers, le sexe du personnage principal, le nom et la spécialité de l’équipe de développement, les mods de jeux disponibles, etc., etc. Les chiffres de vente permettent ensuite de croiser ces données avec le nombre d’exemplaires écoulés, la date de sortie du jeu ou encore le budget marketing alloué par l’éditeur.
Selon le président de EEDAR, Geoffrey Zatkin, seulement 4 % des jeux qui entrent en phase de production deviennent rentables en bout de course. Beaucoup de projets sont abandonnés avant-même d’entrer dans les rayons des grandes surfaces, et sur 10 jeux qui sont effectivement commercialisés, seulement 2 seront bénéficiaires. Il faut donc là aussi limiter au mieux les risques, et exploiter les données historiques pour tenter de dégager une « recette type » du succès commercial. Il n’y a pas de recette miracle qui assure à coup sûr un succès ou qui évite un échec, mais ça y aide beaucoup.
Dans l’exemple donné par Forbes, la journaliste propose à la société d’évaluer le succès d’un jeu fictif d’action futuriste à la première personne avec un soupçon de mécanismes de jeu rôle, baptisé FutureNot. Le jeu raconterait l’histoire de l’agent spécial Lesley Cain, qui déclenche accidentellement une arme terroriste de grande ampleur qui détruit une bonne partie du monde. Pour réparer son erreur, elle décide alors de voyager dans le temps mais découvre qu’à chaque fois qu’elle revient dans le présent, des distorsions de plus en plus violentes sont provoquées par l’altération du continuum espace-temps. Le jeu serait réalisé par l’équipe d’Ubisoft Montreal qui a développé Assassin’s Creed.
Selon EEDAR, FutureNot aurait le potentiel pour réaliser 216.000 ventes en 6 mois sur la Xbox 360, ce qui en ferait un titre dans la moyenne sur cette console. Avec ce qu’il faut comme violence pour le réserver au plus de 13 ans, le jeu pourrait aller chercher au mieux les 500.000 ventes. Sur Playstation 3, le titre se vendrait très exactement à 192.256 exemplaires en six mois, ce qui porterait les ventes totales à plus de 400.000 unités, suffisant pour le passer en production. La société calcule également que l’ajout d’un mode multijoueur coopératif permettrait de vendre 12.400 copies supplémentaires, tandis qu’un mode compétitif ajouterait 25.000 ventes. Les recettes supplémentaires attendues (1 million de dollars) seraient justifiées si la création de ces modes coûtent moins de 300.000 dollars à réaliser. L’expérience d’un studio comme Ubisoft Montreal, qui a déjà réalisé des jeux d’action, rend l’investissement moins risqué.
Mais il est possible de faire mieux, avec un mode multijoueurs beaucoup plus poussé, à la Call of Duty. Dans ce cas plusieurs avantages s’accumulent, dont un qui est assez inattendu. Grâce au multijoueurs, les consommateurs gardent plus longtemps leur copie du jeu, qu’ils ne revendent donc pas sur le marché d’occasion. Dans ce cas, les ventes du jeu neuf augmentent. De même, la possibilité de télécharger régulièrement de nouveaux contenus augmente l’intérêt dans le temps du jeu, et affaiblit de la même façon le marché d’occasion, contre lequel les studios cherchent de plus en plus à lutter.
Il reste, heureusement, de la place à l’innovation et au risque. Mais il est de moins en moins fréquent dans les grands studios. L’originalité s’est déportée vers les consoles Nintendo Wii et DS, qui proposent de nouvelles manières de jouer, et de plus en plus vers les développements de studios indépendants et amateurs. En ce sens, le lancement des Jeux de la Communauté sur Xbox 360 pourrait apporter un bol d’air frais au jeu vidéo.
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