Numerama : Les gros fournisseurs d’accès canadiens ont pour la plupart confirmé auprès du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) qu’ils ralentissaient volontairement l’utilisation des réseaux P2P. Quelle est l’ampleur du phénomène au Canada ?
Anthony Hémond : Une vaste majorité des fournisseurs d’accès Internet (FAI) ralentit l’Internet au Canada ; toutefois il reste encore des FAI qui maintiennent, pour le moment, une politique plus neutre dans la gestion de leur réseau. Au canada, selon les chiffres de l’OCDE, il y a 9,2 millions d’abonnés aux services d’accès Internet haute vitesse. Plus de la moitié des abonnés sont ralentis. Toutes les entreprises citées, ici, possèdent leurs infrastructures.
Parmi ceux qui ralentissent Internet nous trouvons Rogers qui dispose de 1,4 millions d’abonnés à l’Internet Haute vitesse, Shaw (1,4 millions), Bell (2 millions), et Cogeco, qui est le deuxième fournisseur de services câblés en Ontario et au Québec (415.836 abonnés). Parmi ceux qui ne ralentissent pas nous avons des acteurs majeurs dans certaines régions comme Quebecor au Québec ou Telus dans l’Ouest Canadien. Quebecor le premier opérateur de câble au Québec dispose de 933 000 abonnés à l’Internet. Telus est le deuxième fournisseur de service Internet dans l’Ouest canadien et dispose de 1,2 millions d’abonnés à ses services Internet.
Il existe ensuite de plus petits FAI qui se servent des infrastructures de plus gros FAI. Le problème est que ce service d’accès est réglementé par le CRTC, mais que le CRTC a décidé dernièrement que l’entreprise qui dispose des infrastructures, grâce à des monopoles passés, peut à la fois ralentir les abonnés de son propre service d’accès Internet, comme celui des autres FAI qui utilisent ces infrastructures. Le service offert par les revendeurs est donc lui aussi ralenti, que ces revendeurs le veuillent ou non.
Pourquoi le Canada semble-t-il plus touché qu’en Europe ou même aux États-Unis ?
La situation est beaucoup moins concurrentielle au Canada, qu’en Europe sur le marché de l’accès à Internet. Dans certaines régions, soit il n’existe tout simplement aucun accès à l’Internet haute-vitesse, soit il n’y a qu’un
fournisseur. De plus dans certains grands marchés, les infrastructures sont détenues par deux compagnies, d’un côté une telco et de l’autre un câblo. Si elles décident d’implanter une technologie de ralentissement, elles le font également aux FAI qui utilisent leurs infrastructures.
En outre, le gouvernement conservateur au pouvoir est un irréductible partisan du libre jeu du marché ; si la France et l’Europe ont procédé à des réglementations précises dans le cas de l’accès Internet, ce type d’intervention répugne à l’actuel gouvernement canadien.
Par ailleurs, il n’y a pas de déploiement de la fibre optique jusqu’au domicile (FTTH) comme c’est le cas en France par exemple ; le choix de certaines entreprises majeures a été de faire plutôt de la fibre optique jusqu’au noeud (FTTN), plus économique, mais qui donne des vitesses plus faibles. La vitesse maximale aujourd’hui proposée par exemple au Québec, c’est 50 Mbit/s, très loin de ce qui se fait en Asie ou en Europe.
Est-il déjà question de brider d’autres protocoles, ou l’accès à des sites particulièrement gourmands en bande passante comme YouTube ?
Deux approches ont été utilisées par les FAI en vue de tenter de limiter l’accès à certains contenus : l’une économique et l’autre technologique.
En premier lieu, la solution économique: les FAI ont instauré des limites d’usage de bande passante. Et pour tout dépassement les abonnés doivent payer des sommes qui peuvent être assez exorbitantes. Ces limites sont toujours en vigueur et avec l’arrivée de contenus plus gourmands en bande passante, comme YouTube HD, on peut légitimement s’inquiéter.
En second lieu: les FAI ont instauré des mesures technologiques pour contrôler le trafic et ralentir certaines applications, comme le P2P.
Plus inquiétante encore : dans le cadre des audiences sur la neutralité d’Internet annoncées par le CRTC, nous avons appris, grâce aux documents fournis par les compagnies, que certaines prévoient la mise en place d’un système de facturation de la consommation de bande passante qui variera selon l’usage.
Quelle importance le gouvernement canadien accorde-t-il à la neutralité du réseau ? Y a-t-il des projets de réglementations ?
Il ne semble pas que ce soit une préoccupation du gouvernement conservateur actuel. Un parti d’opposition a déposé peu avant les dernières élections un projet de loi visant à garantir la neutralité d’Internet. Vu le déclenchement surprise des élections, le projet de loi est mort au feuilleton. Il n’est pas impossible qu’il soit ramené par l’opposition. Comme le gouvernement actuel est minoritaire, le projet de loi pourrait être adopté pour peu que tous les partis d’opposition l’appuient.
Par contre, avec le changement de présidence aux États-Unis, on peut espérer que l’administration Obama inspire le gouvernement conservateur. Il est en effet fort possible que les engagements du président Obama envers la Neutralité d’Internet aient des répercussions de ce côté-ci de la frontière.
Quelles sont les propositions de l’Union des Consommateurs relatives à la neutralité du net ?
Pour Union des consommateurs, la neutralité d’Internet est fondamentale. Nous participons aux audiences publiques devant le CRTC concernant la neutralité d’Internet pour défendre cette position. La politique de la FCC (le régulateur américain, ndlr) à l’égard de la neutralité d’Internet est sans doute une voie à suivre, en effet celle-ci précise, notamment, pour encourager le déploiement, préserver et promouvoir la nature ouverte et interconnectée de l’internet public que :
Les consommateurs ont le droit d’avoir accès au contenu légal de leur choix sur Internet;
Les consommateurs ont également le droit d’utiliser les applications et les services de leur choix;
Les consommateurs ont le droit de bénéficier de la concurrence entre les fournisseurs d’applications, de contenus, les fournisseurs de services d’accès Internet.
L’utilisation de la technologie Deep Packet Inspection (DPI) pour gérer le trafic Internet est également problématique. En effet, ces machines sont capables de savoir tout ce que fait un individu sur Internet. Il y a des questions de violation de vie privée qui sont sous-jacentes.
Les FAI ont longtemps invoqué leur neutralité, et le fait qu’ils ne pouvaient pas être responsables, vu qu’ils ne pouvaient contrôler, le trafic qui circulait dans leurs tuyaux. Aujourd’hui cela semble possible, et ils veulent faire de l’Internet un nouveau mode de distribution par » câble » de contenus, qu’ils pourraient offrir à la carte. Cette vision d’Internet est tout à fait inacceptable.
Où en est le débat sur la réforme du droit d’auteur au Canada ?
Suite au déclenchement des élections, le projet de loi sur le droit d’auteur C-61 est également mort au feuilleton. Il s’agissait, d’après nous, d’un très mauvais projet de loi, écrit sans consultation du public. Le projet s’est d’ailleurs attiré une quantité massive de commentaires négatifs.
Cependant, le même gouvernement conservateur a été réélu. Malgré qu’il soit toujours minoritaire, il est à craindre qu’un nouveau projet de loi (ou le même) fasse son apparition. Néanmoins, nous serons attentifs à tout nouveau projet de loi, et nous participerons aux commissions parlementaires afin que l’équilibre actuel qui existe entre les droits des auteurs et les droits des utilisateurs, affirmé par la Cour Suprême du Canada dans plusieurs décisions, soit maintenu dans toute nouvelle législation canadienne.
Nous sommes opposés à toute loi identique au DMCA (équivalent américain de la loi DADVSI, ndlr), nous sommes opposés également à la riposte graduée telle qu’elle est présentement formulée. Si le problème, tel qu’identifié, est relié au non paiement de certaines sommes aux ayants droit, interdire aux citoyens l’accès à Internet n’est ni un moyen logique, ni un moyen équitable, ni un moyen efficace de régler le problème.
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