Pour ses adorateurs, Sam Bankman-Fried (SBF) n’était pas un milliardaire comme les autres. Il était un « milliardaire éthique ». Au sein de l’élite de la tech, il faisait figure de fils prodigue. La presse business et tech le décrivait comme un nerd anticonformiste dans un milieu de requins ultra-capitalistes, un Robin des bois de la finance dérivée. Au Massachusetts Institute of Technology (MIT), puis lors de son passage dans la firme de trading Jane Street, il avait en effet embrassé l’effective altruism (EA), un courant de pensée qui mélange philosophie, philanthropie et mathématiques, le tout avec des visées explicitement politiques.
Pour sauver le monde, deviens le plus riche possible
Les altruistes efficaces ont une aspiration commune : faire le bien dans le monde, le plus largement et le plus efficacement possible. Pour les tenants de ce mouvement, la richesse individuelle représente un moyen sûr et efficace pour y parvenir, car, si le marché n’a pas la capacité de proposer des solutions aux grands problèmes de l’humanité, il peut en revanche générer les capitaux pour le faire. Dans cette perspective, les ultra-riches sont alors des rouages essentiels de l’amélioration du bien commun.
L’effective altruism encourage donc les plus fortunés à redonner une partie importante de leur fortune de leur vivant, un principe philanthropique connu sous le nom de « gagner pour donner » (earn to give). Les étudiants issus de cursus prestigieux ont donc tout intérêt à choisir une carrière très rémunératrice, de manière à avoir ensuite plus de leviers pour redistribuer cet argent par la suite, et ainsi maximiser leur impact positif.
Pour les altruistes efficaces, il est donc possible de concilier un emploi de cadre, pour un géant industriel de l’exploitation des énergies fossile et de redistribuer une partie de son salaire à des associations écologistes. Mais aussi d’embrasser une carrière dans la finance en mettant au point des produits dérivés toxiques pour les investisseurs, tout en redonnant massivement à la cause animale ou à des partis politiques, à l’image de Sam Bankman-Fried.
D’où vient l’altruisme efficace ?
Les racines du mouvement sont à chercher dans la philosophie utilitariste incarnée par les philosophes australiens Peter Singer et Tory Orb et dans les réflexions du philosophe suédois Nick Bostrom sur les « risques existentiels » auxquels fait face l’humanité.
Mais c’est un jeune philosophe de l’université d’Oxford, William MacAskill, qui est aujourd’hui la figure de prou du mouvement. Il a fondé le Center For Effective Altruism, une organisation qui centralise les fonds issus des dons qui affluent (+ 37 % depuis l’an dernier) et est chargée de les redistribuer à des causes. Il est également à l’origine de 80 000 Hours, une structure destinée à accompagner les jeunes diplômés désireux de s’engager « pour les générations futures. » En septembre 2022, William MacAskill a parcouru le monde pour assurer la promotion de son livre What We Owe The Future, assurant au courant de l’EA une couverture médiatique mondiale.
Un mouvement de niche très influent au sein de l’élite tech
Sam Bankman-Fried était l’un des défenseurs les plus fervents de l’altruisme efficace. Grâce à son ascension irrésistible avec l’empire FTX, il portait la vision de ce mouvement en étendard. Les membres de son entourage proche étaient, eux aussi, des altruistes efficaces. À l’instar de Caroline Ellison, la CEO du fonds d’investissement Alameda Research, ancienne petite amie de SBF, aujourd’hui considérée comme sa partenaire de fraude.
Entre 2017 et 2022, SBF aurait distribué entre 50 et 100 millions de dollars à des structures travaillant sur la question de la pauvreté dans le monde, de la gestion des pandémies, ou encore de l’éthique en intelligence artificielle. En 2022, SBF a créé FTX Future Fund, le véhicule philanthropique destiné à accélérer encore plus son engagement en faveur de l’effective altruism. Les employés de cette structure, qui bénéficiait d’un budget annoncé à hauteur de 1 milliard de dollars, l’ont collectivement désavoué dans une lettre rendue publique le 11 novembre. Son mentor, William MacAskill, a également exprimé son « sentiment de grande trahison » vis-à-vis de celui qu’il accuse d’avoir dévoyé les principes de l’EA.
Au sein du mouvement, l’onde de choc est palpable. Mais l’effective altruism peut encore compter sur de très influents soutiens issus de l’élite de la tech. Vitalik Buterin, le co-fondateur de la blockchain Ethereum, est l’un de ses très gros donateurs, aux côtés de Dustin Moskovitz, le co-fondateur de Facebook ou Jann Tallinn, l’un des développeurs de Skype. Jeff Bezos a récemment déclaré avoir l’intention de donner une grande majorité de sa fortune personnelle, estimée à 124 milliards de dollars, de son vivant. Une référence explicite à l’un des principes de l’EA.
Elon Musk plébiscite quant à lui le long-termisme, un courant adjacent de l’EA qui réfléchit au salut de l’humanité dans un futur pouvant aller jusqu’à des centaines de milliers d’années. Dans cette vision, le futur de l’humanité repose sur la capacité à imaginer des solutions technologiques radicales, comme le fait d’empêcher le vieillissement ou encore de coloniser Mars. Mais ce destin millénaire pourrait être empêché par des « menaces existentielles » comme l’explosion d’un conflit nucléaire ou l’avènement d’une IA forte surpassant les capacités cognitives humaines.
Abandonner le présent pour sauver le futur
Pour le journaliste techno-critique Paris Marx, ce n’est pas un hasard si l’effective altruism séduit autant chez les milliardaires de la tech. L’influence de ce mouvement est déterminante à un moment de l’histoire où la fortune exubérante d’une poignée d’individus apparaît de plus en plus comme une anomalie. « Depuis plusieurs mois, on assiste à un mouvement de fond qui appelle à taxer les super-profits et les super-riches. Dans ce contexte, les milliardaires de la tech peuvent se servir de l’effective altruism pour justifier leur position dominante et arguer du fait que, grâce à leurs dons, ils sont les mieux placés pour avoir un impact positif maximum. »
Pour lui, l’EA est un levier efficace pour détourner l’attention citoyenne des rapports de domination qui s’expriment au sein des structures sociales. D’autant que ce courant philosophico-philanthropique élude soigneusement la question des racines de tels écarts de richesse. Le cas de Sam Bankman-Fried est emblématique de ce paradoxe. Certains observateurs critiquent soulignent que le fait d’embrasser des principes philanthropiques lui a servi de paravent pour mettre en place, et perpétuer, un écosystème basé sur une pyramide de Ponzi et mettre en danger des centaines de milliers de clients de sa plateforme.
Cependant, d’autres relèvent que, finalement, le vaste système de fraude organisé par FTX n’est qu’une application stricte des principes de l’EA, au nom desquels la fin justifie les moyens. Dans le cas de SBF, l’argent de la fraude alimentait ses actions philanthropiques.
Le chercheur critique du long-termisme Emile P. Torres souligne pour sa part que l’EA et le long-termisme contribuent « minimiser et trivialiser » les problèmes du présent — comme la crise climatique ou l’explosion des inégalités économiques — au profit de menaces existentielles localisées dans un deep futur hypothétique. Pour le chercheur, l’influence de ce mouvement de niche sur l’élite technologique mondiale a de quoi inquiéter. « Si elle est interprétée par les mauvaises personnes, cette idéologie possède en son cœur les ingrédients pour justifier les actions les plus extrêmes et violentes au nom du bien commun et de l’ordre cosmique futur. »
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