Il y a une quinzaine d’années, le web est devenu le royaume des influenceurs et des influenceuses. Nos activités en ligne n’étaient plus communautaires (par exemple, via des forums ou chans IRC), mais s’agrégeaient autour de personnes en particulier. Il y a eu les blogueurs et les blogueuses, les youtubeurs et les youtubeuses, puis toute une cohorte de célébrités en ligne évoluant sur plusieurs plateformes à la fois. On a observé ces changements avec fascination, puis mépris. On s’est émus que de nombreux enfants souhaitent devenir influenceurs ou influenceuses, comme si on n’avait pas, nous aussi, rêvé d’être riches et célèbres à leur âge. On s’est inquiétés des pratiques commerciales parfois frauduleuses de ces personnalités. On s’est moqués de leurs productions et créations, généralement avec une bonne louche de classisme et de sexisme. Et désormais, beaucoup prédisent avec une certaine satisfaction la fin de cette ère. Les influenceurs et influenceuses seraient vouées à disparaître.
De fait, plusieurs facteurs laissent à penser que la création en ligne est en train d’évoluer. Il est de plus en plus difficile de gagner sa vie en produisant des contenus sur YouTube, Instagram, TikTok ou Twitch. Les grandes plateformes rompent progressivement avec les internautes qui ont fait leur succès (pas de YouTube sans youtubeurs ou youtubeuses), les forçant à se professionnaliser, à se tourner vers d’autres formes de revenus, ou à carrément abandonner leurs ambitions.
En parallèle, la concurrence intense entre les réseaux sociaux a provoqué un besoin accru en contenus à consommer en flux continu. Sur mon fil d’actualité TikTok, je vois peu de célébrités, mais beaucoup d’inconnus qui ont percé au gré des caprices de l’application. Sur ce sujet, je vous recommande d’ailleurs la lecture de cet article du New Yorker, qui raconte comment des utilisateurs et utilisatrices d’Instagram ont engrangé des dizaines de milliers de dollars en découvrant que l’algorithme de recommandation récompensait fortement les vidéos avec des filtres à selfie à résultats aléatoires (« quelle princesse Disney êtes-vous ?»). Plus besoin d’être déjà populaire, ou de fournir des efforts, pour être viral.
Vers un monde de l’influence, sans humains ?
D’ailleurs, si on pousse notre réflexion (et notre pessimisme) un cran plus loin, on pourrait même imaginer la fin des humains dans les contenus que nous consommons en ligne. Peut-être que notre futur est pavé de vidéos remixant à l’infini des vieux mèmes et des séquences ASMR, de dessins produits par des robots ou de streameuses en 3D, voire entièrement pilotées par des intelligences artificielles (elles existent déjà !). Mais si on se force à un peu de nuance, on se rend compte que les réseaux sociaux sont toujours peuplés par des vraies personnes. Filmées à leur insu ou de manière impromptue, elles sont les stars involontaires de vidéos du type « quelle musique écoutez-vous en ce moment ? » ou « je rends heureux des inconnus dans la rue ». Le résultat est parfois amusant, parfois ridicule, et implique des mini-micros pour lesquels je nourris une haine irrationnelle. Surtout, ces contenus posent la question du consentement à voir son image devenir virale, sans pouvoir la contrôler. « En 2023, merci de ne pas me filmer », prévenait une journaliste du site américain The Verge dans un plaidoyer contre ces vidéos très populaires sur TikTok, qu’elle associe à une forme de surveillance collective.
Il est intéressant de constater que ce genre de séquences met souvent en scène des personnes vulnérables, ou en tout cas loin des célébrités parfaites des réseaux sociaux, comme des enfants, des personnes âgées ou ivres. Peut-être que c’est justement ce qui nous plaît. Sur un web où tout le monde prétend être authentique, mais où plus personne ne l’est, il y a quelque chose de grisant à espionner des gens normaux. Les contenus en ligne s’automatisent et se professionnalisent. Mais ce qui nous intéresse toujours, c’est de regarder les autres.
La revue de presse de la semaine
#BalanceTonYoutubeur
Un peu avant les vacances de Noël, Numerama a publié une longue enquête révélant des accusations de harcèlement, d’agressions sexuelles et de viol pesant sur le youtubeur Inthepanda, bien connu de la communauté des cinéphiles en ligne et ancien chroniqueur pour le média Sens Critique. Certaines victimes présumées étaient mineures au moment des faits reprochés.
Bad robot
Le MIT Technology Review a publié une série d’enquêtes sur le cas d’une jeune femme qui a été photographiée sur les toilettes par son aspirateur intelligent. L’image s’est ensuite retrouvée sur les réseaux sociaux, partagée par des travailleurs et travailleuses du clic. En cause, la collecte intensive de données menée par la marque iRobot (fabriquant des célèbres aspirateurs Roomba, et récemment racheté par Amazon) pour améliorer les performances de ses robots testeurs, parfois sans que ses utilisateurs et utilisatrices n’en aient conscience. C’est à lire (en anglais) par là puis par ici.
Sextortion
Le village indien de Semla Khurd n’est pas réputé pour ses jolis paysages, mais pour héberger un important réseau d’arnaques à la webcam. Ces personnes en piègent d’autres en leur faisant croire à des rencontres amoureuses en ligne, pour leur voler des images intimes et les menacer ensuite de diffusion contre de l’argent. Le média Rest of World s’est rendu sur place pour discuter avec des sextorqueurs, comprendre le fonctionnement de leurs activités et leurs motivations. C’est à lire (en anglais) par ici.
La vie secrète des jeunes
Depuis presque 20 ans, l’association française e-Enfance agit pour la protection des enfants sur internet et l’éducation au numérique des plus jeunes. Elle gère notamment le numéro 3018, une plateforme d’écoute pour les victimes de violences numériques. J’ai trouvé intéressante cette interview de sa directrice générale, Justine Atlan, qui détaille tous les dangers auxquels nos ados sont confrontés en ligne, et au passage casse quelques clichés à ce sujet. On y parle ainsi beaucoup de revenge porn, mais aussi d’arnaques liées au monde de l’influence. C’est à lire sur L’ADN.
Quelque chose à lire/regarder/écouter/jouer
Pour vous détendre un peu après cette revue de presse particulièrement stressante, laissez-moi vous présenter Melatonin, un court jeu vidéo qui m’a beaucoup amusée pendant mes vacances. On y incarne un jeune homme qui a la fâcheuse tendance de s’endormir devant sa télévision ou son ordinateur. On doit le faire naviguer dans une série de rêves absurdes mettant en scène ses préoccupations du moment : le travail, l’amour, les réseaux sociaux, la nourriture, le futur.
Melatonin est un jeu de rythme, c’est-à-dire qu’on doit suivre le tempo d’une musique pour agir. Sauf qu’ici, plutôt que de danser, on fait bouger notre personnage en rythme dans des petites scènes (manger des donuts le plus rapidement possible, swiper sur une parodie de Tinder, fuir un déluge de notifications sur son smartphone, etc.). Le résultat est très divertissant et accessible aux néophytes de ce genre de jeux. Peut-être que je ne maîtrise pas mes rêves et mes cauchemars, mais je peux au moins engloutir des pizzas en rythme !
Melatonin, un jeu disponible sur PC et Nintendo Switch (en anglais)
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