L’année dernière, j’ai réalisé une enquête sur le « doomscrolling ». C’est un concept dont je me méfie un peu, car il a le goût des paniques morales récurrentes sur nos pratiques en ligne. L’idée que nous soyons prisonniers ou prisonnières d’un scroll infini et déprimant parle néanmoins à beaucoup de monde, et s’ancre dans quelques réalités concrètes : les biais de nos cerveaux, le capitalisme de l’attention qui traverse de nombreuses industries (les réseaux sociaux, la publicité, les médias) etc. À l’époque, il y a un élément qui m’avait particulièrement marquée. Anthony Masure, chercheur en design spécialisé dans les interfaces numériques, m’a expliqué qu’on se perdait petit à petit dans le web.
Quelques exemples concrets. La barre de défilement, qui nous a longtemps servi de repère dans le flot d’informations disponibles en ligne, n’existe pas sur TikTok. Le geste du swipe (présent sur les stories Instagram ou Snapchat, par exemple) retire la notion de haut ou de bas, et donc de début ou de fin. Les fils d’actualité entièrement algorithmiques, parfois baptisés « for you », se généralisent. Les plus pessimistes prédisent d’ailleurs un web « pourri » de contenus automatisés, et que les moteurs de recherche classiques seront bientôt dépassés. Google s’inquiète déjà de la concurrence d’applications comme Instagram et TikTok (très utilisées par les jeunes internautes pour trouver un restaurant ou leur prochaine lecture) ou ChatGPT. Besoin d’une information ? Il suffira de discuter avec un robot qui vous donnera une réponse (potentiellement fausse) sans possibilité de comprendre son cheminement de pensée ou de la comparer avec d’autres résultats.
Nous scrollons sans repères dans des boucles que nous ne contrôlons pas
J’ai repensé à cet effondrement du contexte en ligne la semaine dernière, en lisant cet article publié chez Rolling Stone. J’y ai appris que sur TikTok, des internautes « s’amusaient » (j’emploie volontairement des guillemets, faute de mieux, car je ne pense pas que le divertissement soit leur but) à produire des vidéos en hommage à Anne Frank. Ces contenus s’appuient sur la grammaire habituelle de TikTok : une bande-son soignée (exemple cité dans l’article : Rolling in the deep d’Adele), des extraits de film bien montés, une histoire à laquelle on est censés s’identifier. Le résultat est terriblement dérangeant à nos yeux d’adultes. Anne Frank n’est pas une influenceuse ou un personnage de fiction. Il est étrange de réduire son histoire à un clip musical orné d’emojis mains qui prient ou cœur brisé.
D’un côté, je pense que ce phénomène n’a rien de nouveau. Depuis que les réseaux sociaux existent, on est gênés d’y mettre en scène des choses tristes (rappelez-vous des polémiques autour des selfies pendant les enterrements). On a aussi tendance à douter des bonnes intentions des ados et à mépriser leurs pratiques, à défaut de les comprendre. Le sujet inédit, en revanche, c’est la bouillasse informationnelle dans laquelle nous nous engluons. Nous scrollons sans repères dans des boucles que nous ne contrôlons pas et des publications qui se ressemblent toutes.
Ce système fonctionne à peu près quand il s’agit de contenus positifs et amusants (quoique cela pose d’autres types de questions éthiques). Mais que se passe-t-il quand nous devons parler de choses graves, de choses nuancées, de choses réelles, de choses horribles, de choses violentes, de choses qui méritent qu’on sorte du cadre et qu’on prenne le temps de réfléchir à ce qu’on vient de regarder ? Quel est notre rôle et notre pouvoir (si on en a encore) en tant que spectateurs, spectatrice, acteur et actrice de ce système ? Swipe, regarde cette fille te parler de son traumatisme personnel, swipe, voici une personne qui te résume en une minute une actualité complexe qui en mériterait au moins vingt, swipe, écoute Adele chanter sur des images d’archive de l’Holocauste, swipe, une vidéo de violence policière, swipe, cet escargot est tellement célèbre qu’il est sponsorisé par Burberry, swipe encore, encore, encore. Le web n’est pas devenu fou. Il a perdu son contexte.
La revue de presse de la semaine
Retour
Il y a deux ans, Meta (maison mère de Facebook et Instagram) annonçait la suspension de Donald Trump de ses plateformes. Il lui était alors reproché d’avoir utilisé ses comptes sur les réseaux sociaux pour inciter à la violence dans le cadre de l’assaut du Capitole américain, en janvier 2021. La semaine dernière, Meta a finalement levé ces sanctions, estimant que les « circonstances extrêmes et très inhabituelles » qui avaient mené à la suspension de l’ancien président américain avaient disparu. Plus de détails chez Numerama.
Un manga à soi
À l’occasion du Festival d’Angoulême, Le Monde a rencontré Akane Torikai, mangaka dont les œuvres abordent frontalement le sexisme et la violence dont sont victimes les femmes au Japon et ailleurs. Un profil qui détonne dans l’industrie du manga, comme nous l’explique ce chouette portrait, à lire par ici (article réservé aux abonné·es)
Kink
J’ai été captivée par cet article sur le KinkTok, la communauté de vidéastes TikTok dédiée aux pratiques sexuelles originales, notamment le BDSM. Ce groupe affronte les aléas habituels des gens qui parlent de sexualité en ligne (la modération abusive, le sexisme, la grossophobie, les propos violents, etc), mais aussi un autre enjeu que je n’avais pas identifié : la désinformation qui peut pousser à des pratiques dangereuses. C’est à lire (en anglais) chez Mashable.
Hot girl for hire
Ce texte date du début du mois de janvier, mais il m’a tellement frappée que j’avais envie de vous le partager. La chanteuse et podcasteuse Eliza McLamb y raconte son année 2020 et sa galère pour payer ses études, qui l’a amenée à accepter un drôle de travail : gérer des comptes OnlyFans (la plateforme n’est pas citée directement, mais on peut le deviner) pour d’autres personnes. Pendant des mois, elle a publié des photos sexys qui n’étaient pas les siennes, et surtout entretenu des discussions privées contre de l’argent, sous l’identité des femmes qu’elle représentait. C’est un texte saisissant sur la réalité du travail du sexe aujourd’hui, la haine sous-jacente de certains hommes pour les femmes, et aussi de la solitude en ligne. C’est à lire (en anglais) par là
Quelque chose à lire/regarder/écouter/jouer
Comme tout le monde, je n’en peux plus du mois de janvier. J’ai donc décidé d’affronter ma morosité de la même manière que je règle mes autres problèmes : en nourrissant une passion dévorante pour un nouveau puzzle game. Cette fois-ci, l’objet de toutes mes attentions s’appelle Down in Bermuda. On y incarne un aviateur qui s’est perdu pendant une dizaine d’années dans le terrible triangle des Bermudes, et qui cherche désormais à retourner chez lui. Pour cela, il devra se balader d’îles en îles pour résoudre des énigmes, et affronter quelques monstres mal lunés.
Malgré son postulat de départ a priori un peu triste, Down in Bermuda a une ambiance plus proche du dessin animé pour enfants que de la grande épopée épique. Mais ce n’est pas du tout un défaut ! Le but est clairement que le joueur ou la joueuse se détende pendant quelques heures, grâce à des énigmes rarement difficiles (entre le « où est Charlie » et les casse-têtes de votre enfance), un humour jamais trop lourd et un graphisme toujours adorable. Je n’en attendais pas plus. Parfois, on a juste besoin de jeter des bombes sur un affreux serpent de mer pour patienter jusqu’au mois de février.
Down in Bermuda, disponible sur PC, Xbox, Nintendo Switch et Apple Arcade
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