« Story Killers » : depuis le 14 février 2023, c’est le sujet qui occupe les journaux et les réseaux sociaux. Pendant des mois, une centaine de journalistes internationaux travaillant pour les médias les plus prestigieux de la planète ont enquêté sur les opérations d’influence en ligne et sur la manipulation des réseaux sociaux par des entreprises spécialisées. Ces « mercenaires » de l’info, comme ils sont parfois appelés, ont permis à de nombreuses campagnes politiques d’être menées et auraient même été à l’origine d’une fausse histoire impliquant la mort d’un émeu star des réseaux sociaux.
Une multitude d’articles ont déjà été écrits à propos de leurs découvertes et les révélations vont continuer pendant les prochains jours. Voici tout ce qu’il faut retenir sur Story Killers et les enquêtes des journalistes.
1. Qu’est-ce que Story Killers ?
Story Killers est le nom donné aux enquêtes des journalistes sur le business des fake news, comme cela fut le cas pour les Facebook Files ou les Panama Papers. Les articles du dossier Story Killers ont été écrits par une centaine de journalistes du monde entier, regroupés dans un consortium piloté par Forbidden Stories.
L’initiative Story Killers a été lancée après le meurtre de la journaliste indienne Gauri Lankesh. En 2017, elle a été assassinée après avoir enquêté sur la désinformation propagée par la droite nationaliste hindoue et le parti politique au pouvoir. Forbidden Stories, dont l’objectif est de terminer le travail de journalistes assassinés pour avoir fait leur métier, a décidé de reprendre son travail. Les découvertes du groupe font froid dans le dos : des « usines à mensonge », des « mercenaires de l’information », des opérations de fuite de données… Les enquêtes des journalistes révèlent « la nature systémique et globale de l’industrie et des entreprises de la désinformation, qui vendent leurs services aux plus offrants — que ce soient des dictateurs, des politiques corrompus, ou des trafiquants de drogues », écrit Forbidden Stories.
En tout, trente médias ont collaboré aux enquêtes, dont Le Monde et Radio France pour les journaux français. Vous pouvez retrouver les articles Story Killers publiés par Le Monde ici et par Radio France ici. Tous les articles du dossier sont sur le site de Forbidden Stories. Une imposante quantité d’informations et de révélations vont être publiées ces prochains jours : si vous voulez un résumé simple, mais complet, vous êtes au bon endroit.
2. Qui constitue la « Team Jorge » ?
Les premiers articles publiés en France, ceux du Monde et de Radio France, mentionnent tous la « Team Jorge ». Il s’agit d’un groupe à l’existence secrète, composé de plusieurs personnes et de son chef, connu par le pseudonyme de « Jorge ». L’équipe, basée en Israël, est composée d’anciens militaires et d’anciens agents des services de renseignements israéliens et « d’experts en information financière, en questions militaires, en guerre psychologique, ou en médias sociaux », selon Radio France.
La Team Jorge est spécialisée dans « l’influence, la manipulation électorale et la désinformation », et vend ses services aux plus offrants. Selon Le Monde, l’entreprise a ainsi travaillé sur des campagnes de « promotion du nucléaire en Californie », sur des projets de « soutien au président sénégalais, Macky Sall, pour sa réélection en 2019 », sur le « dénigrement du lanceur d’alerte suisse Xavier Justo [qui a] participé à révéler le scandale de corruption 1MDB en Malaisie », et à des « attaques contre une importante entreprise de yachting ».
D’après Radio France, l’entreprise serait également intervenue dans 33 campagnes présidentielles, « les deux tiers d’entre elles en Afrique anglophone et francophone ». Parmi ces 33 campagnes, « 27 ont été un succès », revendique l’un membres de la Team Jorge. L’entreprise refuserait de travailler seulement sur trois cibles : « la politique nationale américaine, la Russie et Israël ».
3. Le logiciel Aims et la manipulation des réseaux sociaux
Les manipulations de la Team Jorge peuvent avoir lieu grâce à un logiciel développé par l’entreprise : Aims. « Ce logiciel permet de fabriquer des faux profils et de les activer sur les plus grands réseaux sociaux », affirme Radio France, et il aurait été vendu à plusieurs reprises à des services gouvernementaux de renseignements.
Ce logiciel fabrique de toutes pièces des profils sur les réseaux sociaux, extrêmement réalistes et qui peuvent ainsi échapper à la détection des services de modération des Gafam. Ces faux profils existent sur Twitter, Facebook, Instagram, participent à des boucles Telegram, écrivent des commentaires sous des vidéos YouTube, ont des faux numéros de téléphone, et avaient même dans certains cas des comptes Amazon et Airbnb. Selon Radio France, « début janvier 2023, le système exploitait 39 213 faux profils différents, consultables dans une sorte de catalogue », dans lequel on trouvait « des avatars de toutes ethnies et nationalités, de tous genres, célibataires ou en couple… Leurs visages sont des portraits de vraies personnes piochées sur internet, et leurs patronymes, la combinaison de milliers de noms et de prénoms stockés dans une base de données ».
Grâce à Aims, la Team Jorge faisait interagir ces faux profils sur les réseaux sociaux afin de mener des opérations d’influence. L’une d’entre elles, réalisée à la demande de journalistes infiltrés dans l’entreprise, consistait à faire croire à la mort d’Emmanuel, un émeu très populaire sur les réseaux sociaux.
À la suite de cette opération, Le Monde a pu référencer de nombreux comptes Twitter appartenant au groupe et a ainsi découvert que certains avaient été utilisés lors d’une vingtaine d’opérations de désinformation menées par la Team Jorge.
4. Comment des journalistes ont-ils été achetés ?
Pour accompagner ses campagnes sur les réseaux sociaux, la Team Jorge a également manipulé les médias, et « acheté » les services de certains journalistes. Les enquêteurs de Radio France ont appris que le journaliste de BFMTV Rachid M’Barki aurait ainsi abordé des sujets envoyés par la Team Jorge.
Dans une vidéo du 19 septembre 2022 visionnée par Radio France, Rachid M’Barki aurait parlé « des difficultés que connait l’industrie du yachting à Monaco après la mise en place des sanctions contre les oligarques russes ». Le discours du présentateur aurait ensuite été isolé et « diffusé massivement sur Twitter par la plateforme Aims, afin de le rendre viral ».
« D’autres informations biaisées ont été relayées par Rachid M’Barki, comme la gestion du port de Douala au Cameroun par la société Portsec », continue Radio France. D’autres séquences controversées de Rachid M’Barki repérées par les journalistes concernent des « brèves douteuses, à la gloire notamment du général soudanais Mohammed Hamdan Daglo », ou « vantant les mérites du ‘Sahara marocain’, appellation connotée utilisée par Rabat pour revendiquer la souveraineté, très contestée, sur le Sahara occidental », explique Le Monde dans un article dédié au sujet.
Après un signalement à la direction de BFMTV par les enquêteurs du Monde et de Radio France, Rachid M’Barki a été « dispensé d’activité » comme l’expliquait le 2 février une dépêche de l’AFP, et « une enquête interne a été lancée […] à la suite d’informations reçues concernant un journaliste ».
En plus de ces relais médiatiques, Aims « dispose également d’un outil intégré, appelé ‘blogger’, qui permet de créer automatiquement des profils sur une myriade de plates-formes de blogging », écrit Le Monde. Ainsi, « plusieurs articles servant à des campagnes orchestrées de dénigrement ont ainsi été relayés sur des blogs Skyrock ou Medium aussi bien que sur des plates-formes plus confidentielles, comme Bravenet, Weebly ou encore Doodlekit ».
Il n’y a pas que BFMTV qui a été impacté par une campagne de désinformation : le site d’information Valeurs Actuelles, connu pour ses opinions très à droite, est aussi concerné. Ce n’est toutefois pas de Team Jorge dont il est question cette fois, mais d’une autre entreprise israélienne spécialisée dans les opérations d’influence et de désinformation : Percepto. Cette dernière utilise les mêmes techniques que le Team Jorge, notamment en matière de création de faux profils sur les réseaux sociaux.
Selon FranceInfo, qui a publié l’enquête réalisée par Radio France, Percepto aurait été engagée pour réaliser une campagne de dénigrement contre le Comité international de la Croix-Rouge, une ONG active dans un grand nombre de pays. Percepto aurait utilisé Valeurs Actuelles pour diffuser une tribune critiquant l’ONG et expliquant que celle-ci aurait passé un accord avec des groupes jihadistes actifs en Afrique pour pouvoir circuler librement dans certaines zones.
La tribune, publiée en août 2020 et titrée « Le Comité international de la Croix-Rouge, parrain involontaire du terrorisme au Burkina Faso ? », utilise un ton extrêmement critique qui ne laisse pas la place au doute.
D’après l’enquête de Radio France, c’est « le président burkinabé Roch Kaboré (renversé depuis par un putsch militaire le 23 janvier 2022) [qui] aurait sollicité Percepto » afin de dénigrer l’ONG. Le comité de la croix rouge avait en effet « critiqué les arrestations, les détentions arbitraires et les conditions d’emprisonnement par le pouvoir » au Burkina Faso. L’opération de Percepto a rencontré un certain succès : la tribune parue dans Valeurs Actuelles a été largement reprise, au point où l’ONG a dû organiser une conférence de presse pour démentir les accusations.
5. Une élection en Espagne sabotée
Selon Radio France, les membres de Team Jorge se seraient vantés d’avoir « participé au sabotage de plusieurs scrutins, dont notamment le premier référendum sur l’indépendance de la Catalogne organisé le 9 novembre 2014 ». Ce vote, très attendu par les indépendantistes catalan et surveillé de près par les autorités espagnoles, avait été un succès pour les indépendantistes : sur les 2,3 millions de Catalans qui avaient pris part au vote (soit 35 % de la population), 1,8 million ont voté en faveur d’un État indépendant de Catalogne, comme rappelle Wikipedia.
Il n’y a pour l’instant pas plus d’informations disponibles à ce sujet : il s’agit là de tout ce que Radio France a écrit sur le vote. On ne sait donc pas pour le moment comment la Team Jorge aurait participé au sabotage de ce scrutin, ni au bénéfice de qui. Le journal espagnol El País, qui fait partie du consortium Story Killers, n’a pas encore publié d’article à ce sujet. Il est probable qu’une longue enquête à ce sujet soit mise en ligne dans les prochains jours. Nous mettrons à jour cet article dès que nous aurons plus d’informations.
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