Les youtubeurs musculations se soupçonnent souvent entre eux d’être dopés, dans des vidéos très populaires et commentées. Une méfiance nécessaire, mais parfois délétère.

Bienvenue dans le « fit-game », la communauté informelle des vidéastes fitness, sport et musculation. La majeure partie de leur contenu tourne classiquement autour des programmes et routines d’entraînement, propose des conseils pour perdre du poids et traite du développement personnel, concept cher à la communauté. Mais à force de croître et de se développer sans cesse, le fit-game s’est trouvé une nouvelle passion : la chasse aux fruits. Comprendre : tenter de savoir si tel ou tel membre du milieu est dopé ou non, le fruit étant l’un des surnoms donnés pour qualifier les produits dopants.

Les vidéos sur « Tel vidéaste est-il naturel ?/est-il chargé (autre façon de dire dopé, ndlr)/prend-t-il des fruits/de la sauce magique » pullulent depuis des années, particulièrement populaires et atteignant fréquemment des sommets d’audience. La vidéo Tibo InShape est-il dopé ? d’Alex Levand cumule à 583 000 vues, le short Quel influenceur fitness est dopé ? (je balance tout) de Fitness-Muscu dépasse les 611 000 et vidéo Stéroïdes ou naturel ? Reconnaître un dopé de la chaîne secondaire Tibo Inshape entraînement frôle les 700 000 vues.

Des avis, des estimations, mais pas des vérités

Pour émettre un doute, nul besoin de réaliser un test antidopage ou d’analyser de l’urine. La vidéo youtubeur tous dopés ?! Tiboinshape, Jean-Onche, Bodytime… est de loin la plus populaire de la chaîne de Geek’N’Fit avec 655 000 vues, près de 20 fois son nombre d’abonnés. Elle commence par le message suivant  : « Rien de ce qui est dit dans cette vidéo ne tient pour vérité. Ce sont dans la plupart des cas des estimations d’estimations.»

Alex Levand, youtubeur fitness, a fait de ce genre de vidéos un format à part entière, en compagnie de Bruno, bodybuildeur passé par la case fruits. Tibo Inshape, Eric Flag, Bazinga … Presque tout le Fitgame passe au crible des analyses du duo, à la recherche de potentielles traces de dopage. Mais « on précise toujours que ce n’est que notre avis, notre manière de voir les choses, et qu’en aucun cas on peut affirmer à 100% que la personne soit naturelle ou dopée », rappelle le youtubeur. 

Certains critères esthétiques font consensus comme étant « souvent » des signes de dopage. Des trapèzes très développés, une acné au niveau du dos, des tétons qui tombent, une transformation physique très rapide, des veines trop apparentes, des muscles proéminents tout en étant « sec »… 

Source : YouTube/Geeknfit
Source : YouTube/Geeknfit

Au pays de l’absence de preuve, le soupçon est roi

Ces critères plus ou moins subjectifs rendent ces vidéos particulièrement faciles à réaliser, reconnaît Lucas*, youtubeur musculation auteur lui aussi de ce genre de contenu. « Il n’y a pas besoin de preuve ou de source pour éveiller le soupçon. Tant qu’on ne dit clairement pas qu’une telle personne est dopée, mais simplement qu’on a un ‘doute’, on ne risque rien en diffamation. Bien sûr, on dit souvent que la personne est naturelle, mais le titre fait cliquer quand même.»

Ce flou permet de jeter le doute sur tout le monde et de renouveler sans cesse les vidéos. « Alors que pour la musculation et les conseils, on tourne assez vite en rond. Reposez-vous, mangez bien, faites des exercices poly-articulaires, pas plus de 12 répétitions… dit et redit sur 40 000 vidéos », estime le vidéaste.

Aucune répétition avec le format « Naturel ou dopé ? », puisque ce genre de vidéos s’étend désormais aux sportifs non-youtubeurs, aux stars du cinéma, aux rappeurs et… à peu près toute célébrité. Quand on tient un bon filon, on le creuse. Avec l’explosion des transformations musculaires chez les influenceurs hors du fitgame (Mastu, Inoxtag, Squeezie pour n’en citer que trois) « C’est un très bon cas d’étude. Par définition, une transformation physique en peu de temps est toujours évocatrice de soupçon. Et en plus, ce sont des noms connus », sourit Lucas, conscient d’avoir trouvé la poule aux œufs d’or.

Avec des stars extrêmement populaires et qui dépassent le cadre étroit du fitgame, les vidéos cartonnent encore plus. Pour Fitness-mucu, comptez 1,3 million de viewers avec le short  « Dwayne Johnson (The Rock) naturel ou dopé ? » et 723 000 sur le cas Mastu… Plus la personne est célèbre, plus l’audience suit.

Chassez la naïveté et les faux espoirs

Alex Levand se défend d’une démarche purement intéressée qui ne servirait qu’à flatter les bas instincts : « Ce genre de contenu n’a pas pour but de critiquer la personne qui se dope, mais donne un vrai espoir à ceux qui sont naturels et qui désirent avoir un physique atteignable naturellement, pour ne pas qu’ils se fassent de faux espoirs. » La plupart du fitgame vend des programmes musculation, dont l’argument marketing principal repose sur le corps esthétique du vidéaste. « Dire que c’est atteignable qu’avec des pompes, des tractions et des squats, quand ces physiques nécessitent du dopage, c’est prendre les gens pour des cons. C’est important d’enseigner le soupçon chez les viewers plutôt qu’ils espèrent avoir les muscles de The Rock juste en bouffant des blancs de poulet », poursuit Lucas.

Et même chez les youtubeurs ne vendant pas de programme, « beaucoup de jeunes ont une vision fausse de ce qu’est un mec musclé, en se référant à des personnes dopées et donc aux physiques inatteignables naturellement », estime Alex Levand.« Cela peut créer une fausse estime de soi, en se disant qu’ils n’arrivent pas à se muscler et en se voyant comme des gens ‘faibles’’. Sans soupçon, on crée de la frustration.»

La perversité du processus interroge toutefois. À force de jeter le doute sur tout le monde, certains abonnés finissent par ne plus croire en rien : « Dès qu’un mec a un peu de bras ou une veine apparente, ils pensent qu’il est dopé. C’est n’importe quoi ! », critique Lucas. Entre naïveté et doute permanent, le fitgame ne sait pas encore sur quel pied danser. Lucas est d’ailleurs tombé sur une vidéo à propos de lui, questionnant sa consommation de fruits magiques. « Je jure que non… Mais bon, tout le monde jure que non. Ça non plus, ça ne veut plus rien dire

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