Dans cet article extrait de la newsletter #Règle30 de Numerama, on s’interroge sur l’obsession des internautes pour l’optimisation : une apparence parfaite pour un temps parfaitement utilisé dans sa journée. Quid du temps pour ne rien faire ?
Le "temps" demandé par une fille à son père qui a limité son temps d'écran // Source : linkedin
Le « temps » demandé par une fille à son père qui a limité son temps d’écran // Source : linkedin

L’autre jour, une amie m’a envoyé un post LinkedIn qui m’a fascinée (il en faut beaucoup pour me retenir sur LinkedIn). François Laurain, entrepreneur et co-fondateur d’une société de conseil, y montre des échanges de messages avec sa fille adolescente. Le smartphone de cette dernière est soumis à une application de contrôle parental. Quand elle dépasse le temps imparti, elle doit négocier avec son père pour en obtenir davantage. Le post est illustré par une conversation où sa fille lui envoie le même message à répétition : « je peux avoir du temps stp ».

Cette histoire peut paraître un peu ridicule, mais je crois qu’elle touche à une corde sensible de nos vies en ligne : le temps que l’on y passe, et à quoi on le dédie. C’est une pression qui s’exprime sur pas mal de sujets. Par exemple, ces dernières années, on s’est beaucoup concentrés sur le « temps d’écran » comme une mesure de notre supposée addiction à nos smartphones et aux réseaux sociaux (je rappelle que le terme d’addiction au numérique est loin de faire l’unanimité parmi les expert·es).

Ici, le temps passé devant nos écrans est considéré comme quelque chose à limiter, sans distinction particulière sur les activités que l’on y mène. Regarder un documentaire sur YouTube, est-ce la même chose que scroller sur TikTok, prendre part à un débat absurde sur Twitter, échanger avec ses potes sur Snapchat, jouer à un jeu vidéo ? Quelle hiérarchie établir entre nos habitudes en ligne ? Sont-elles forcément moins bonnes que nos activités hors-ligne ? Et, qu’est-ce que cela dit de nos valeurs personnelles, de ce que l’on valorise et ce que l’on méprise ?

Qui a le temps de perdre son temps sur internet ?

Cette obsession pour le temps n’est pas étonnante, et ne se limite pas à internet. Dans une société obsédée par la productivité et le travail, il est logique que cette obsession nous poursuive en ligne. En 2019, l’autrice Jia Tolentino (je vous parlais de son recueil d’essais l’année dernière, sorti aux édition La Croisée) écrivait sur « le dur labeur de l’auto-optimisation » qui touchait plus particulièrement les femmes. Leur désir de se mettre en scène sur les réseaux sociaux dans leur consommation de jus de légumes, de pratique du yoga et plus généralement d’une vie réglée au millimètre près, et enviée par les autres. « Le but, c’est de montrer que vous êtes le genre de personne à mettre beaucoup d’efforts et d’argent pour mener une existence de consommatrice exigeante, et que c’est la meilleure manière de passer le temps que vous avez sur cette planète », écrivait-elle.

Parce que la tech appartient à tout le monde

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Plus récemment, le média Vox dédiait un article au pendant masculin de l’optimisation personnelle : les hustle bros, soit les hommes qui prétendent apprendre à se faire un maximum d’argent en un minimum de temps. Ce discours s’accompagne souvent de pratiques plus ou moins extrêmes, comme des entraînements sportifs intenses, des régimes alimentaires particuliers (vous vous rappelez la mode de la nourriture liquide ?) voire une interdiction de regarder de la pornographie ou de se masturber. En résumé, « toute activité ou argent qu’ils n’utilisent pas pour faire encore plus d’argent sont considérés comme du temps perdu

Tout notre temps passé sur le web doit-il forcément être utile ? La question se pose pour tout le monde, encore plus pour les créateurs et les créatrices dont le travail est littéralement d’exister en ligne (en y produisant des contenus, évidemment, mais aussi en entretenant une image de soi sur les réseaux sociaux, en interagissant avec leur audience, etc). La frontière avec le temps libre, qui peut aussi avoir lieu en ligne, est encore plus difficile à trouver. Ces dernières semaines, plusieurs youtubeurs ont déclaré prendre une pause, épuisés par leur rythme de production et la pression de leur public. Le phénomène touche aussi les créatrices, avec le sujet supplémentaire du harcèlement sexuel, qui leur bouffe un peu plus leur santé mentale. Et, s’il est tout à fait possible et valable d’avoir un travail sur internet, on peut aussi se demander si internet ne serait pas en train de devenir un travail pour tout le monde. Qui a encore le temps d’y perdre son temps ?

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