« L’annonce a été très soudaine, on l’a un peu mauvaise. » Cela serait presque un euphémisme : Copain du Web, un youtubeur suivi par plus de 70 000 personnes, fait référence à uTip et à sa récente liquidation judiciaire. uTip était une plateforme à part dans l’écosystème français des créateurs de contenus : le site de micro financement participatif permettait aux fans de faire des dons réguliers. Un principe semblable à celui de Tipeee ou de Patreon, mais associé à une « charte éthique », qui avait séduit beaucoup de créateurs.
Mais, le 3 avril 2023, c’est la sidération : Frandroid révèle que l’entreprise est en difficulté, et qu’elle est rentrée en liquidation judiciaire le 23 mars. L’entreprise confirme quelques minutes plus tard par un message sur Twitter, annonçant sa disparition. L’arrêt des services est prévu pour le lendemain, le 4 avril. Pour les créateurs qui dépendaient de la plateforme pour vivre, c’est le plongeon dans le vide.
Les créateurs vont perdre beaucoup de leurs revenus sans uTip
« Ça me met dans la merde », concède MonsieurPhi, un youtubeur spécialisé dans la philosophie. « uTip représentait la moitié dans mes revenus réguliers. Je ne fais pas trop de contenus sponsorisés, donc uTip, c’était vraiment le service sur lequel je pouvais compter. C’était assez rassurant ce système de paiement, ça donnait l’illusion de la stabilité. Que ça disparaisse tout d’un coup, ça fait mal. »
uTip laisse un énorme vide dans les comptes de MonsieurPhi, mais son cas n’est « pas le pire », essaye-t-il de relativiser. Pour la chaîne YouTube Stupid Economics, ce sont 70 % des revenus qui se sont envolés d’un seul coup avec la disparition de uTip, explique Valentin, l’un des deux co-fondateurs, à Numerama. « On est très impactés, mais heureusement, on a de la trésorerie et la possibilité de tenir deux mois. Ça n’est pas beaucoup, mais c’est déjà beaucoup plus que ce que certaines personnes ont. »
Copain Du Web, qui utilisait uTip depuis 4 ans, se servait uniquement de cette plateforme depuis quelque temps, après la fermeture de son compte Tipeee. Aujourd’hui, il se retrouve subitement sans filet de sécurité. Heureusement pour lui, « uTip ne représentait pas mes seuls revenus. Je ne vis pas de YouTube, j’ai un autre métier à côté, donc Copain Du Web, ça me rapporte de l’argent, mais pas énormément. uTip représentait tout de même la moitié de l’argent que je touchais de mon activité de créateur grâce aux dons et à la boutique du site. »
Ils ne sont pas les seuls : après l’annonce de la disparition de uTip, c’est tout l’écosystème des créateurs de contenus français qui s’est retrouvé sur Twitter pour parler. Entre les discussions sur les pertes de revenus et le regret de voir une plateforme disparaitre, beaucoup ont fait part de leur rancœur à l’encontre de uTip.
Une mauvaise communication
« Il y a un problème dans la façon dont uTip a communiqué », assène MonsieurPhi. « Il n’y a pas que MangoPay à blâmer dans l’histoire. » MangoPay, qui était l’intermédiaire de paiement utilisé par uTip, est présenté par le site comme étant à l’origine de sa fermeture. MangoPay aurait bloqué l’argent de l’entreprise, à cause d’un compte uTip d’une créatrice de contenus pour adultes, forçant l’entreprise à entrer en liquidation judiciaire le 23 mars. « uTip n’a jamais parlé de tout cela, sauf au dernier moment, le 3 avril. C’est pas possible de faire ça, je l’ai vraiment en travers de la gorge », continue MonsieurPhi.
« Il y a beaucoup de choses qui m’embêtent avec cette non-communication », indique de son côté le streameur Gautoz. uTip, où il était inscrit depuis mai 2021 et qui représentait la moitié de ses revenus, a mal géré l’annonce selon lui. « On croit comprendre sur Twitter qu’ils ont essayé jusqu’au bout de sauver la plateforme, et c’est sûrement vrai. Mais, quand on gère un site qui aide des gens précaires à avoir des revenus mensuels, les prévenir la veille pour le lendemain, ça n’est pas les protéger de la réalité. C’est l’inverse de ce qu’il fallait faire. »
« S’ils nous avaient prévenus plus tôt, on aurait pu agir, faire quelque chose », abonde Copain Du Web. « La boîte est en liquidation judiciaire depuis le 23 mars, donc ça faisait déjà un petit moment, et on apprend la veille pour le lendemain la fermeture », regrette-t-il. « On n’avait aucun signe avant-coureur, et moi, j’ai appris via Numerama que c’était apparemment à cause d’une créatrice de contenus pour adultes. Je trouve ça hyper étrange comme histoire, j’ai du mal à croire que cela soit uniquement à cause de ça. »
Changer de plateforme, un parcours du combattant
L’annonce de la fermeture a forcé beaucoup de créateurs à se tourner vers d’autres plateformes de financement. « J’ai ouvert une page Patreon en urgence quand j’ai découvert ça hier. On parle aussi beaucoup de KissKissBankBank, où j’ai créé un compte aussi, mais il faut quelques jours pour être validé », indique MonsieurPhi.
Si Copain du Web n’a pas encore choisi une nouvelle plateforme, Gautoz s’est, lui aussi, créé une page Patreon, et Stupid Economics est passé sur KissKissBankBank. « On a déjà récupéré 1 500 euros mensuels sur KissKiss », indique Valentin de Stupid Economics, soulagé, « mais on s’est posé beaucoup de questions. Il y a toujours un risque de trous dans les comptes, qui pourraient nous forcer à abandonner des projets en cours. »
Changer de plateforme n’est pas un exercice simple pour les créateurs. « C’est toujours compliqué de dire à ses fans de changer de plateforme », regrette Valentin. « C’est stressant de contacter sa communauté pour leur demander à nouveau de l’argent, notamment en ce moment à cause de l’inflation. » Surtout que les migrations d’un site à l’autre s’accompagnent toujours de pertes de revenus. « Quand on a quitté Tipeee, on a perdu entre 30 et 40 % de nos revenus, parce qu’il y a toujours des pertes dans ces moments-là », continue Valentin. Copain du Web confirme : « Quand ma page Tipeee a fermé, moins d’un tiers des gens ont suivi sur uTip. Dans ces moments-là, on pense aussi aux travailleuses de sexe qui étaient sur Patreon et Onlyfans qui, du jour au lendemain, se sont retrouvé privées de leur argent sans rien pouvoir faire. »
« J’ai encore ma page Tipeee, donc je n’ai pas l’impression d’être le pire », relativise MonsieurPhi, « mais je pense que pour certaines chaînes, ça peut être dramatique, et elles pourraient ne pas s’en remettre. » En particulier, les petites chaînes pourraient être très durement touchées. Valentin confirme. « On connait des petits créateurs qui sont dans cette phase-là, et qui se demandent si ce n’est pas le signe qu’il faut arrêter. On se demande à quel point ça va impacter la création web dans les prochains jours. »
« C’est l’écosystème qui s’effondre, tous les créateurs et créatrices petits et moyens qui se finançaient grâce à ça vont vraiment souffrir », confirme Copain Du Web. « Les gens pensent que c’est assez évident de demander à sa communauté de transférer les dons, mais par exemple, moi j’ai mis 4 ans à convaincre une petite centaine de donateurs et donatrices. La survie des créateurs va déprendre des gens qui, oui ou non, vont décider de suivre sur les nouvelles plateformes. »
La fin des plateformes de financement participatif ?
Finalement, la fin de uTip souligne une fois de plus la précarité extrême du modèle économique des créateurs de contenus. Sa disparition peut-elle changer toute la façon dont le secteur se finance ? « C’est un peu court de dire que ça pourrait nous pousser au sponsoring », estime Copain du Web. « Tipeee n’a pas disparu, et il y a encore plein d’autres sites, comme Ko-fi, KissKissBankBank, Patreon… Mais c’est sûr que ça éclaire sur la précarité de la profession. Là, on fait du bricolage, et on ne sait pas à qui s’adresser. »
Le problème n’est pas dû qu’aux plateformes instables, il vient de la nature même du métier. « Tous les métiers de création de contenus sur internet se retrouvent esclave des plateformes », explique Gautoz. Le streameur aimerait surtout que ces dernières écoutent les créateurs. « Quand on est un petit créateur de contenu sur internet, les plateformes ne nous considèrent pas comme des pros. Les regroupements de créatifs sur Twitch me donnaient un peu espoir, mais je n’ai pas l’impression que ça ait porté ses fruits. »
« Ces dernières années, on a vu des créateurs s’éloigner des sponsorings, à cause du stress, parce que les tarifs baissaient, et aussi parce que ça peut être toxique comme fonctionnement. C’était quelque chose qu’on saluait, et là on risque d’être sur un mouvement inverse », déplore également Valentin.
« Les créateurs qui, comme nous, n’ont que des financements participatifs, je ne pense pas qu’ils puissent disparaitre à cause de ça, mais il y aura peut-être une petite baisse d’activité. » Pour autant, la chaîne de Stupid Economics pourrait-elle changer de business model pour survivre à une baisse des financements ? « On est assez radicaux là-dessus : plutôt crever », rit Valentin.
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